Stéphane Marchetti et Florence Loiret Caille nous racontent la création de cette première fiction.
Avec La Tête froide, sorti cette semaine au cinéma, Stéphane Marchetti voit sa carrière prendre un nouveau tournant. Prix Albert-Londres pour son documentaire Rafah, chroniques d'une ville dans la bande de Gaza (2008) et acclamé pour Calais, les enfants de la jungle (2017), consacré aux migrants mineurs tentant de passer en Angleterre, il met cette fois en scène sa première fiction. Une histoire particulièrement juste et réaliste portée par Florence Loiret Caille et Saabo Balde.
Elle incarne Marie, une quadra fauchée, qui survit à la frontière entre la France et l'Italie grâce à de petits trafics, aidée par son compagnon policier pour ne pas se faire arrêter. Sa vie bascule quand elle croise la route de Souleymane, un jeune migrant prêt à tout pour retrouver sa petite soeur réfugiée outre-Manche.
Rencontrés au festival de Sarlat, le réalisateur et la comédienne principale nous ont raconté les coulisses de ce tournage exceptionnel : dans l'hiver glacial, il fallait tourner vite, tout en respectant les règles de sécurité de la haute altitude.
Florence Loiret Caille frappe par sa justesse dans La Tête froide [critique]Filmer au coeur d'un décor naturel exceptionnel...
"On a littéralement tourné dans la tempête, ça ne pouvait pas être pour de faux", raconte d'emblée la comédienne à propos de la scène clé qui donne son titre au film. En retraversant la frontière entre la France et l'Italie à pieds, après l'avoir passée plusieurs fois en voiture, ou lors d'une randonnée pour elle, Marie et Souleymane sont ralentis par de violents vents enneigés.
"C'est vraiment une scène à laquelle je tenais énormément, explique le réalisateur. Il y avait une vraie envie de cinéma derrière ça. La deuxième semaine, on a vu aux infos qu'il y avait une tempête qui arrivait et du coup, on a été voir notre régisseur général pour voir comment il serait possible d'en profiter. Il nous a trouvés un peu givrés, mais il nous a répondu : 'Ok, on va le faire.' On a pris toutes les précautions, on respectait les conditions de sécurité pour pouvoir tourner en seulement deux jours, à plus de 1300 mètres d'altitude.
On avait réduit un peu l'équipe, par exemple parce qu'il n'y avait pas besoin de lumière, mais cela représente quand même une quinzaine de personnes à diriger sans les mettre en danger. C'était un tournage très 'caméra à l'épaule'.
Globalement, le froid était vraiment un élément sur ce film où on passait des nuits entières à tourner. On rentrait à 4h du matin et il faisait -20 degrés. Toutes les discussions hors tournage étaient sur 'comment on se protège les mains, les pieds du froid ?'
Avec le chef-opérateur Sebastien Goepfert, on était vraiment sur cette ligne de crête : on voulait que ça soit crédible, que ça puisse s'ancrer vraiment dans une réalité, mais qu'en même temps, ce soit un film traversé par du cinéma avec une vraie identité formelle. Ce qui passe par le choix des décors, des lumières, de tourner la nuit... On voulait que ça transporte le spectateur avec eux à la montagne et que ça apporte une tension. Qu'elle soit palpable pendant tout le film."
Assumer ses sources d'inspiration
"Dès qu'on parle de la montagne, Fargo ou The Revenant sont forcément des sources d'inspiration, reconnait-il. J'ai aussi puisé dans de la B.D, notamment dans le travail de Jean-Marc Rochette (l'auteur du Transperceneige, ndlr), qui a fait une trilogie sur la montagne (Ailefroide, altitude 3954). Sans oublier le travail d'un photographe, Christophe Jacquot, qui a énormément capturé la nature et des intempéries. Il y a quelque chose de dramaturgique dans la beauté des tempêtes, de très fort et très puissant dans le mauvais temps.
Je suis Lyonnais, donc j'ai vécu au pied des montagnes. On est sur un sommet où tout est magnifique. D'un seul coup, il y a trois nuages qui arrivent. La neige tombe et ça devient l'enfer en quelques secondes. C'était vraiment ce sentiment là qu'on voulait faire éprouver aux spectateurs. Qu'est ce que ça fait de franchir un col à pied ? On en entend parler dans le film, mais on ne le voit pas. Puis à un moment donné, on va franchir cette montagne, et comprendre ce que ça signifie."
Passer du réel à la fiction
"Ce film part d'un mélange de deux anecdotes vécues : je rencontre un adolescent à la porte de la Chapelle qui m'explique qu'il était à Vintimille, à la frontière italienne, détaille Stéphane Marchetti. Il cherchait à passer et il rencontre un homme, un papi, qui lui dit : 'Je peux faire passer, c'est 60 € pour te mettre dans le coffre.' J'ai trouvé ça hallucinant. A Calais, au moment de tourner notre reportage, on avait rencontré quelqu'un à la distribution de nourriture, qui connaissait tout sur tout le monde. On s'est rendu compte qu'il était lui aussi passeur parce qu'il avait des dettes aussi à payer. Je trouvais ça intéressant de confronter ces deux personnages.
Le documentaire que j'ai fait était assez différent du film, c'était vraiment centré sur les enfants qui arrivaient seuls à Calais et qui voulaient rejoindre l'Angleterre. Raconter l'histoire de La Tête froide dans un reportage, ça aura forcément été parcellaire, il y aurait eu un côté frustrant. Je n'aurais pas pu montrer la même intimité. Souvent sur un documentaire, on est tributaire des gens qu'on rencontre, des décors... Là, j'avais envie de créer un univers, des personnages, de mettre de l'intime là dedans. Et bien sûr, on a aussi envie que ça s'adresse au public le plus large possible."
Trouver l'actrice parfaite
"Marie, c'est une cousine un peu lointaine du personnage d'Angie dans It's a Free World de Ken Loach ou de Julia d'Erick Zonca, détaille Stéphane, ravi d'avoir pu trouver la comédienne idéale pour l'incarner. Elle a un petit côté badass que peut avoir Gena Rowlands dans Gloria. Ce type de personnage assez dur, qui va devoir fendre l'armure pour devenir quelqu'un d'autre et venir en aide, aussi.
Au début, quand on écrit un premier scénario, on se pose plein de questions, on demande des conseils et moi, on arrêtait pas de me dire : 'Ne projette pas une actrice dedans parce que si ça ne se fait pas, tu seras coincé.' Une fois, je relisais le scénario devant Le Bureau des légendes qui était rediffusé, et j'ai su que je la voulais, elle. Ce qui est marrant, c'est que le premier nom que mon producteur m'a soufflé, c'était aussi celui de Florence."
"C'est Stéphane qui m'a contactée pour me dire qu'il avait écrit un film en pensant à moi, confirme la comédienne. Forcément, ça n'arrive pas tous les jours ! Personnellement, ça ne m'était pas arrivé depuis Solveig Anspach (qui l'a dirigée dans Queen of Montreuil et L'Effet aquatique, ndlr). J'étais très curieuse de rencontrer. Au bout de dix minutes, j'étais conquise. On se comprenait bien, on avait les mêmes références. Il parlait de Zonca, tout à l'heure et l'un de mes premiers films, c'était la version courte de La Vie rêvée des anges. C'était sur une fille qui perdait son travail qui se retrouvait à la rue du jour au lendemain. Avec un Beretta qu'elle avait trouvé par inadvertance."
Diriger des acteurs pour qu'ils restent "vrais"
"Il n'y a pas eu beaucoup de répétitions, reconnaît le metteur en scène. Venant justement du documentaire, je voulais garder le côté première impression. Saabo et Florence se sont rencontrés une fois pour faire un essai, mais après ils ne se sont plus revus avant le tournage. Je ne ressentais pas le besoin de beaucoup préparer. J'avais envie qu'on garde quelque chose de très frais au moment du tournage. Puis, comme Florence est vraiment une actrice très instinctive, animale en fait, je savais qu'il y allait forcément avoir des choses qui allaient jaillir de la douceur."
"J'ai beaucoup de mal à parler de ce travail en particulier, parce que je n'ai aucune distance par rapport à cela, raconte à ce propos la comédienne. Bien sûr, on cherche toujours à oublier la caméra, mais là, j'étais tellement dedans ! Si je ne suis pas à fond, si je me regarde faire, je suis nulle. Sur Le Bureau des légendes, c'était pareil, d'ailleurs. Je dois me plonger dans un certain état. C'est plus ça qui compte pour moi que de savoir ce que je dois faire ou ce que je dois jouer. Je dois croire vraiment à tout ce qui arrive à mon personnage : sa joie, sa colère... Et aussi croire en ce que l'autre incarne. Sur ce film, ça a si bien marché que ça m'a plusieurs fois fait bizarre quand Souleymane se remettait à parler français. J'ai l'impression que mon cerveau freezait. J'avais un petit temps d'adaptation (rires)."
Stéphane Marchetti et Florence Loiret Caille au festival de Sarlat, en novembre 2023.
Eviter d'être moralisateur
"Comme ces sujets sont très compliqués, je ne voulais absolument pas faire un film avec un discours global ou moralisateur, explique Stéphane, qui dit avoir énormément réfléchi à cette question. J'ai fait très attention à raconter une histoire singulière, l'histoire d'une personne. Bien souvent dans les médias, les migrants on ne sait même pas comment les appeler : les déplacés ? Les réfugiés ? Je voulais me pencher sur cette rencontre entre ces deux personnes. Mais derrière, justement, il n'y a pas de morale, ni de jugement sur ce qui s'est passé. Ce n'était pas ça qui m'intéressait. Je pense que pour parler de l'immigration aujourd'hui, il faut faire un peu le deuil d'une certaine simplicité dans le prêt à penser. Quand on y pense, il y a 5000 personnes qui passent la frontière à Briançon par le col de L'échelle, et ce sont 5000 histoires différentes. On aurait tendance à leur mettre une espèce de masque, à en parler de manière anonyme et gratuite. L'idée, c'était de redonner un visage, une identité, une histoire à personnage en particulier."
Changements de titre
Interrogé sur le nom de son film, qui aurait pu tout aussi bien s'appeler “A la frontière” tant cette thématique est importante dans son histoire, Stéphane Marchetti avoue avoir plusieurs fois changé d'avis.
"Un titre, soit on l'a dès le départ et il ne bouge pas, soit on le change souvent, constate-t-il. La Tête Froide est arrivé assez tard, mais je l'aime bien. Finalement plus qu'A la frontière ou La Passeuse, qu'on avait d'abord évoqués, parce que Marie est vraiment très, très instinctive. Elle agit et elle réfléchit après. Sauf au moment crucial du film où là, elle retrouve ses esprits. Elle peut à nouveau compter sur sa tête froide pour se sortir, elle et Souleymane, de cet enfer blanc."
Quant à la frontière, "elle n'est symbolisée par absolument rien dans une montagne, c'est abstrait", explique-t-il.
"Les frontières ont toujours été posées de façon arbitraires, c'est l'homme qui a décidé de mettre une limite ici ou là, développe le réalisateur. C'est une question qui m'interpelle. La migration, c'est une question qui est là depuis l'existence de l'humanité. Je crois que dans nos sociétés actuelles, c'était LA question des dix dernières années. Ce sera probablement celle des trente prochaines. Il y a des dizaines de millions de gens qui sont déplacés chaque année. Ça ne va faire que s'amplifier, je pense, avec les crises climatiques. La question des frontières, qu'on soit pour ou contre, elle irrigue nos sociétés en permanence."
Et maintenant ?
"J'aimerais bien poursuivre l'aventure dans la fiction, reconnait enfin Stéphane Marchetti. J'ai fait beaucoup de documentaires, de reportages, qui ont été un hasard dans ma vie. Un heureux hasard, car je pense que sans cela, je n'aurais pas été le réalisateur que je suis aujourd'hui. Mais voilà, à six ans, c'était Steven Spielberg mon modèle. J'ai envie de continuer dans la fiction."
Commentaires