Boots Riley présentait son "film bizarre" dans Première, en 2019. Flashback, à l'occasion de sa mise en ligne sur Netflix.
Avec Sorry to bother you, le rappeur Boots Riley réalise son premier film et utilise l’ascension sociale d’un télémarketeur black pour passer le capitalisme à la sulfateuse. Rencontre avec un cinéaste qui saute sans transition du film politique à la comédie fantastique barjo.
Première : Sorry to bother you est d’une densité assez remarquable, compliqué à digérer en un seul visionnage. C’est le syndrome du premier film qui synthétise toutes les obsessions ?
Boots Riley : Non, non, je ne suis pas d'accord. Je fais la même chose dans la musique depuis plus de vingt ans avec mon groupe The Coup, c’est juste ma façon de créer. J'essaie de placer le plus de messages possibles dans toutes mes chansons. J’aime qu’il y ait plusieurs niveaux de lecture, des doubles sens. Les idées sont illimitées, il ne faut pas avoir peur d’y aller. C'est la même chose dans mon cinéma, le langage est simplement différent. Personne ne disait à un artiste comme Romare Bearden qu'il faisait des collages à partir de plein d'images différentes parce que c'était sa première œuvre…
Mêler la comédie et le fantastique au sein d’un film hautement politique, c’est une façon d’enrober le message anticapitaliste pour le faire passer plus facilement ?
Pas tout à fait. Quand j'ai commencé dans le hip hop, j’ai cru devoir laisser au placard mes influences et me concentrer sur l’idée que j’avais de cette musique. Donc exit Leonard Cohen, les Dead Kennedys ou Steve Earle parce qu’en théorie, ce n’était pas compatible avec le rap… Sauf que ça ne marche pas ainsi. On peut brouiller les frontières puisqu’elles n’existent pas. Qu’est-ce qui m’interdit de mélanger les genres cinématographiques ? Rien. Au contraire, ça me permet de mettre l’accent sur les contradictions et les paradoxes de cette histoire. J’ai autant emprunté à Spike Jonze, Charlie Kaufman ou Michel Gondry qu’à Michael Cimino, Paul Schrader, Emir Kusturica, les Coen ou Alejandro Jodorowsky.
Vous auscultez le rapport entre les classes sociales avec une imagerie singulière, très énergisante.
J’estime que pour montrer une rébellion au cinéma, il ne suffit pas de pointer du doigt tout ce qui déconne dans le système. Ce n’est pas suffisant, car ça pousse les gens à se dire : « De toute façon, je ne peux rien y faire. » Et ça finit par devenir un fait accompli [en français]. Ce film est bizarre, mais optimiste. J’ai besoin d’être sincère envers moi-même quand j’écris, de puiser dans mes expériences de vie et de les relier à ma vision du monde, à travers une vraie analyse des classes sociales. Je veux au moins donner des pistes de réflexion, que les spectateurs sortent de la salle en se demandant ce qu'ils peuvent faire pour améliorer la société. Sinon, à quoi bon ?
En parallèle, il y a un discours fort sur l’intégration des Afro-Américains à travers le parcours du personnage principal, qui ne grimpe dans la hiérarchie que parce ce qu’il réussit à imiter une « voix de Blanc ».
Tout ce qu'on fait dans la vie est de l’ordre de la performance, c'est inévitable. Deux êtres humains qui interagissent, c'est une performance. Ce que j’analyse ici, c'est quel type de performance on donne et pourquoi. L’idée qu’on se fait de l’homme blanc sert dans le film à vendre des produits à la classe ouvrière blanche, et je la juxtapose à des stéréotypes racistes. Au lieu de s’allier aux autres opprimés, le personnage essaie d’atteindre la classe dominante. Au fond, je me demande si les gens sont capables d'être eux-mêmes dans ce système.
Vous êtes ouvertement communiste.
Oui, depuis mon adolescence.
Une position assez difficile à tenir aux États-Unis, surtout…
(Il nous coupe.) C’est faux, c'est ce qu'ils veulent que vous pensiez ! Quand je dis que je suis communiste, les gens sont plutôt curieux et pas du tout agressifs. En 2017, il y a eu un sondage très sérieux : sur 2 200 milléniaux interrogés, la moitié disait qu'elle préférerait vivre dans une société socialiste. Le peuple ne croit plus au système électoral, les gens ont perdu l’espoir que le système pourra les aider. Et à mon avis, c’est ce qui explique le succès de ce film aux États-Unis malgré un budget promotion très limité : on nous vend une image très éloignée de ce que ressentent les gens.
Mais communisme et Hollywood, ça fait deux…
L’aspect politique n’a curieusement pas été le plus difficile à vendre. Tout le reste est si étrange que la politique est ce qu’il y a de plus normal dans le film. (Rires.) Ça a pris du temps, j’ai terminé d’écrire le script en 2012. Mais on a eu la chance d'avoir avec nous Forest Whitaker et Nina Yang Bongiovi, qui avaient produit Fruitvale Station et Dope, deux films qui ont bien marchés. Nina était en position de force, elle a imposé aux investisseurs de ne pas lire le script de Sorry to bother you mais simplement de nous financer. Et ils l'ont fait !
Sorry to bother you sort en salles en France sept mois après les États-Unis. Vous vous êtes battu pour qu’il ne finisse pas en direct-to-DVD ou sur Netflix à l’international.
Ça a été compliqué. J’attache beaucoup d’importance à l’expérience cinéma, à cette communion qui se produit dans la salle. Il y a un distributeur français sur lequel on m'a demandé de ne plus m’exprimer, mais qui a dit des conneries énormes dans la presse. En gros, il estimait que le film était « trop afro-américain » et bizarre, et qu’il était fait pour être diffusé sur Netflix. J'espère bien qu'on lui fera manger son chapeau avec la sortie française. (Rires.)
Vous faites partie des oubliés des Golden Globes. Déçu ?
Forcément. Mais c’est un monde complètement nouveau pour moi, je ne sais même pas comment ça marche. Tout ce que je souhaite, c’est que les gens entendent parler du film et aillent le voir. Et les prix sont une bonne façon d’y parvenir. On est une petite production indépendante, si on avait eu 100 millions de dollars pour la promo et que j'avais le sentiment que tout le monde a vu mon film, l’enjeu serait moins fort. On me dit qu'il y a de bonnes chances pour qu’on soit nommés aux Oscars. Bon… je croise les doigts !
Propos recueillis par François Léger
Commentaires