Tout ce qu'il savoir sur Wicked et l'héritage du Magicien d'Oz
MGM / Universal Pictures

Plus qu’un film culte, Le Magicien d’Oz est devenu un mythe du patrimoine américain. Alors que Wicked, adaptation ciné de la préquelle musicale, approche, le réalisateur Jon M. Chu explore avec nous le sens et l’héritage du pays d’Oz.

Promis, Wicked n’est pas un blockbuster comme un autre. Il s’agit de l’adaptation d’un des plus gros succès de la comédie musicale américaine (créée sur scène en 2003), qui contient deux des plus grands tubes de l’histoire de Broadway – aussi spectaculaires qu’Over the Rainbow chanté par Judy Garland en 1939. 

Cherchez sur YouTube Defiying Gravity ou Popular et vous comprendrez vite de quoi on parle : deux hits composés par le grand Stephen Schwartz, à qui l’on doit entre autres un chef- d’œuvre DreamWorks (Le Prince d’Égypte), un très grand Disney (Le Bossu de Notre-Dame), et deux succès de Broadway du début des 70s (Godspell et Pippin, sur Jésus et le fils de Charlemagne, respectivement). 


Ce musical a aussi permis à Idina Menzel de décrocher son premier vrai grand rôle sur scène, dix ans avant de mettre Let it go dans tous les cerveaux de la planète. Un truc énorme, donc, mais qui n’a pas forcément passé l’Atlantique ou la Manche. En France, on le sait, les comédies musicales anglo-saxonnes sont poliment ignorées et l’adaptation de ce monument de la culture populaire américaine aura donc le goût d’une découverte pour le public français. Mais de quoi parle-t-on vraiment ? 

Le film adapte un musical, lui-même tiré d’un roman paru en 1995, qui était une préquelle revisitant les origines du Magicien d’Oz original de L. Frank Baum, un classique de la littérature américaine devenu un classique du cinéma en 1939. Ce film est donc une origin story qui raconte la naissance d’un personnage maléfique, la "méchante sorcière de l’Ouest", le personnage de Dorothy affronte dans Le Magicien d’Oz

Dans le roman original (et le film de 1939), elle n’avait pas de nom. Et c’est là qu’intervient le romancier Gregory Maguire. Au début des années 90, Maguire décide d’écrire sa jeunesse, et l’appelle Elphaba (soit "LFB" les initiales de l’auteur d’Oz)  Il s’agit d’une simple jeune femme à la peau verte qui étudie la magie à l’université de Shiz où les professeurs sont des animaux qui parlent.

La haine envers les animaux (et tout ce qui est différent) commence à contaminer le gentil pays d’Oz. Cette haine est orchestrée par le Magicien, qui vit au fond de sa citadelle d’Emerald City...

Cynthia Erivo et Ariana Grande dans Wicked
Universal Pictures

Du rêve au cauchemar américain

Rencontré par Zoom, le réalisateur Jon M. Chu a encore du mal à atterrir. « C’est la première “cristallisation” du musical jamais faite. C’est d’ailleurs incroyable que le film n’ait pas été initié plus tôt. Même en dessin animé. Il n’y a eu aucune captation sur scène, sauf des versions pirates, bien sûr! » 

Chu sait de quoi il parle. La musique, le musical : ça le connaît. S’il s’est imposé à Hollywood grâce à son hit, Crazy Rich Asians, avant cela, il s’était frotté à la comédie musicale avec deux films de la franchise Sexy Dance, mais surtout In the Heights, adapté du premier spectacle de Lin-Manuel Miranda. 

On lui doit aussi deux captations de concerts de Justin Bieber, Never say never et Believe, produits pour trois fois rien et qui furent d’énormes succès en salles. Pourtant, Wicked le fait passer dans un tout autre registre. Bardé d’effets spéciaux, coupé en deux parties pour un total de cinq heures de métrage et un budget de 300 millions de dollars, on ne peut guère le comparer qu’au doublé Avengers : Infinity War/Endgame. 

Si, selon Chu, ce film est la "cristallisation du musical dans sa forme la plus pure", c’est surtout la cristallisation de sa propre obsession pour ce spectacle. Chu a vu Wicked sur scène quatorze fois en tout, et sa première remonte avant même la création du show à Broadway, quand le spectacle était en pré-tournée à San Francisco.

Stephen Schwartz (au centre) lors des 15 ans de la comédie musicale Wicked, à Londres
ABACA

Stephen Schwartz (au centre) lors des 15 ans de la comédie musicale Wicked, à Londres

 

"Pour moi, c’était le plus cinématographique des musicals jamais faits. J’étais sûr à 100 % qu’ils en feraient un film très vite. On était en 2003..." Chargé vingt ans plus tard de tourner ce qui pourrait donc être l’Avengers des comédies musicales, Chu affirme que tout le monde, sur le plateau, était fan de Wicked et du Magicien d’Oz. Tourner ce film était donc une mission sacrée. 

"On était tous là pour réaliser quelque chose de plus grand que nous : faire du cinéma sur le plus grand canevas jamais imaginé. En dépensant le plus d’argent possible", rigole Chu, qui parle surtout d’un film conçu pour la postérité. "Un jour, un de nos arrière-arrière-petits-enfants dira : 'C’est mon arrière-arrière-grand-parent qui a fait ce film.'"

Derrière la blague de l’héritage, il y a surtout une histoire très personnelle. Wicked a résonné de manière très intime. Car selon lui, Le Magicien d’Oz reste le conte américain par excellence, une expression parfaite du rêve américain. 

"C’est l’histoire de ma famille immigrée, qui arrive en Amérique, donc à Oz, à Emerald City. La nouvelle perspective offerte par Wicked renverse précisément ce schéma et pose de nombreuses questions qui relativisent ce modèle. Le film est là pour nous interroger sur tous ces présupposés : qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce qu’une héroïne ? Et comment doit-on raconter une histoire? La route jaune est-elle vraiment le bon chemin à emprunter? Le Magicien est-il une bonne personne ?"énumère-t-il avec passion. 


 

"Ces thèmes résonnent dans mon voyage personnel... Je suis allé à Hollywood, mon Emerald City, j’ai été découvert par Spielberg, mon Magicien à moi... et puis, très vite, j’ai vécu une désillusion." Une pause. "Quelle histoire raconte-t-on ici, en fait ? Quelle est ma responsabilité dans tous ces récits ?"

Chu explique que, après la pandémie, la figure du narrateur dans la fiction a été totalement dévaluée, démystifiée. 

"Le Magicien est le narrateur ultime, et il est mis à l’épreuve dans Wicked... La question que l’on pose est simple : jusqu’où est-on prêt à aller au nom de l’entertainment ? La violence, l’action, la haine... tout cela excite les gens, mais est-ce vraiment la manière dont on doit divertir le public ?"

Pour ajouter du poids à toute cette histoire de narrateur théâtral caché derrière du tissu, on notera que Jon M. Chu répond à nos questions assis devant des rideaux noirs, fermés, épais et mystérieux.

John Chu sur le tournage de Wicked
Universal Pictures

John Chu sur le tournage de Wicked

 

La magie d’Oz

Et c’est ici que l’obsession personnelle et l’obsession collective se rejoignent. Car Chu ne fait pas partie d’une minorité d’Oz-bsédés. Au contraire. On va bien au-delà d’une petite secte. Et ce serait même toute l’Amérique qui pourrait être de leur côté. C’est la théorie esquissée par le beau docu d’Alexandre O. Philippe, Lynch/Oz (2022), qui analyse toute l’œuvre de David Lynch (pleine de rideaux, de mondes parallèles et de monstres) par le prisme du film de 1939, et en profite pour autopsier la fascination du cinéma américain pour Le Magicien d’Oz.

"Quand on regarde le storytelling américain à grande échelle, dans ce pays étrange, fracturé, mélangé, c’est quasiment impossible de trouver une histoire qui nous mettrait tous d’accord", analyse Amy Nicholson, critique de cinéma, dans le premier chapitre de ce documentaire. Avant de citer deux films « presque similaires » sur lesquels toute l’Amérique pourrait précisément s’accorder. La vie est belle de Frank Capra et Le Magicien d’Oz, deux échecs en salle à leur sortie et deux cartons à la télé US d’après-guerre, rediffusés à chaque Noël, comme un rituel national.

"Si Le Magicien d’Oz n’est pas LE conte de fées américain dans toute sa quintessence, alors je ne sais pas ce que c’est", résume Nicholson. "C’est le premier film que l’on montre aux enfants, pour leur souhaiter la bienvenue dans le monde des films. On soulève le rideau, et on leur montre le cinéma."

Une théorie amusante prétend que trois films américains sur quatre seraient des remakes plus ou moins déguisés du film (le quatrième serait l’imitation d’Une étoile est née, selon une autre théorie). Chu approuve en souriant, toujours devant ses rideaux :

"Bien sûr ! Mon propre film, Insaisissables 2, s’inspire beaucoup d’Oz, avec ses magiciens, ses artifices, et un type derrière le rideau... L’influence de ce film est immense, surtout auprès des storytellers. C’est bien pour cela que cette histoire n’a jamais disparu."

Jonathan Bailey dans Wicked
Universal Pictures

Lever de rideau

Faire la liste des films influencés de près ou de loin par Le Magicien d’Oz dans le cinéma américain serait fastidieux, mais le jeu est amusant et infini. La série télé Oz et sa prison expérimentale nommée Emerald City ? Évident. Le cinéma de Burton? Totalement Oz-bsédé. James Cameron ? Il a découvert le film enfant et ne s’en est jamais remis (revoyez Avatar). 

On peut aussi parler des récents Megalopolis de Coppola et Horizon de Costner qui sont des variations dystopiques/utopiques d’Oz. Des projets autofinancés par leurs auteurs/magiciens marionnettistes mégalos qui sont eux-mêmes des Oz en soi, des pays de cinéma en trompe-l’œil, destinés à la chute. 

Barbie de Greta Gerwig ? Un Magicien d’Oz inversé, où les jouets rentrent dans notre monde. La La Land, produit par Marc Platt (également producteur de Wicked sur scène et à l’écran) est aussi une variation sur le classique : quand Emma Stone passe son audition finale, la directrice de casting lui demande de raconter une histoire : "You’re a storyteller, right ?" Sous- entendu : un peu comme tout le monde. 

Le Magicien d'Oz (1939)
MGM

C’est donc facile et tentant de voir chaque film américain comme le reflet du Magicien d’Oz, en alignant leurs points communs plutôt que leurs différences. Mais estimer que la majorité des storytellers américains ont été influencés, à un degré ou à un autre, par ce film reste plus que crédible. 

L’idée (très libertarienne) qui fait de la nation américaine une somme d’individus maîtres de leurs destins, ou de storytellers créateurs et initiateurs de leurs récits personnels, n’est pas nouvelle mais, plutôt que l’avatar ultime de l’« American dream », est-ce que Le Magicien d’Oz ne serait pas celui de l’"American experiment", comme le chante Lin-Manuel Miranda dans la comédie musicale Hamilton

Chu approuve. "J’ai lu quelque part que Le Magicien d’Oz a été fabriqué à partir de 'morceaux d’Amérique'. Le cœur, le cerveau, le courage, le foyer... On a tous perdu ces choses-là. Comment les retrouver ? Wicked a été montée peu de temps après le 11-Septembre, quand les USA rentraient dans une nouvelle guerre ; c’était une période d’angoisse, de perte de l’innocence... et on plonge aujourd’hui dans une époque semblable", soupire le réalisateur, avant de conclure : "L’histoire se répète. Le rideau peut à nouveau se lever.

D’ailleurs, et ces rideaux derrière lui ? "Oh, c’était juste pour cacher la lumière du dehors", nous dit Chu, avant d’entrouvrir le tissu sur un rayon de soleil aveuglant. 

Wicked: Part I, au cinéma le 4 décembre