Première
par Bernard Achour
On se demandera longtemps pourquoi le sélectionneur en chef de Cannes a privé de compétition ce film qui, de la première à la dernière image, mérite une visibilité et une reconnaissance maximales. Non que la section Un certain regard où nous l’avons découvert ait quoi que ce soit de déshonorant. Mais on imagine volontiers le jury de Nanni Moretti, carbonisé par un palmarès globalement inepte, contradictoire et rétrograde issu, paraît-il, de ses infernales délibérations, reconquérir sa dignité en rendant unanimement les armes devant : 1) l’interprétation foudroyante d’Émilie Dequenne dont rien, depuis Rosetta, ne laissait deviner ce qu’elle dégoupille ici ; 2) un scénario qui, telle une plante carnivore à la séduction trompeuse, laisse entrevoir le meilleur à son personnage avant de le vider goutte à goutte de son suc vital ; 3) la sûreté toujours plus maîtrisée avec laquelle le jeune Belge Joachim Lafosse continue de décliner le thème de l’innocence vénérée, puis manipulée, puis sacrifiée. Sans doute moins audacieux que son précédent fi lm, Élève libre (2009), À perdre la raison renonce à toute espèce de (talentueuse) provocation et abat ses cartes dès le départ : ça va finir très mal. Dans cette chronique impitoyable d’une tragédie annoncée, c’est avec une sorte de fascination désolée que le réalisateur démantibule les mécanismes de la tyrannie, de la manipulation et de la servitude domestiques. Entre constat, cri de haine face aux dérives de « l’esprit de famille » (le tandem Niels Arestrup/Tahar Rahim est, à ce titre, cauchemardesque) et exercice de tension psychologique chauffé à blanc, le choc est terrible.