Première
par Thomas Agnelli
Bienvenue dans l’Amérique white trash, en proie aux ténèbres du désespoir, désertée depuis des lustres par la loi et la justice. Là où les mythes fondateurs
crèvent la gueule ouverte, où les mobile homes empestent l’alcool, où la misère (sociale, sexuelle, affective) se lit sur les visages. Dans ce cimetière de la morale, Joe parle des rencontres rédemptrices qui donnent envie d’y croire, confronte l’innocence et le mal en prenant rapidement les atours d’une fable
douce et brutale, cruelle et poétique, dont la tension sourde explosera lors d’un climax ultraviolent façon Peckinpah. Longtemps présenté comme le fils spirituel de Terrence Malick, David Gordon Green avait commencé sa carrière sur les chapeaux de roue avant de se métamorphoser en exécuteur inepte, aux commandes de films si mauvais que l’on n’a pas envie de les citer. Alors que son avant-dernier Prince of Texas, buddy movie drôle et « spleenesque »,
nous avait un peu réconciliés avec lui, Joe marque son retour aux drames sudistes – dans la veine de son merveilleux George Washington – et surtout nous rassure : DGG demeure bien, après tous ses projets incertains et avec son ami Jeff Nichols (Mud), l’un des patrons du cinéma indépendant américain. Avec une précision et une crudité documentaires, avec sa manière bien à lui de filmer l’ennui et le dérèglement ou simplement de nous sensibiliser à l’usure mélancolique des rednecks rustauds, le cinéaste regarde les hommes tomber dans une nature aussi belle que dangereuse. Il montre aussi des trajectoires qui se font, se défont ou se confondent, comme celles, par exemple, des comédiens avec leurs personnages. À l’instar de ce père terrifiant joué par Gary Poulter, acteur non-professionnel mort peu de temps après le tournage, qui électrise l’écran à chaque fois qu’il apparaît. Quelque chose de vécu vibre, et c’est ce qui rend le résultat indicible, entre réalité et fiction, d’autant plus puissant. Par-dessus tout, la beauté du film est d’avoir réussi à transfigurer Nicolas Cage, sobre comme on ne l’espérait plus, démentiel comme aux premières heures de sa carrière – ce que, à force de pitreries et de nouvelles coupes de cheveux, nous avions presque oublié. Ici, Nic n’attend plus rien de la vie, fume sous la pluie, dépèce un daim, attrape un serpent venimeux à mains nues, sans doublage ni protection. Il nous revient des enfers, halluciné, contaminé par la rage, avec quelque chose de Robert Mitchum. C’est dire si, oui, ce film est grand.