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Du titre se dégage un parfum de conte d’Orient, de Mille et Une nuits, d’onirisme chamarré, idée rapidement douchée par les premiers plans. En faisant défiler les images d’archives historiques sur les strates migratoires à Marseille, Jean-Bernard Marlin instaure une facture naturaliste à Shéhérazade, confirmée par cet échange initial entre Zachary, 17 ans, et un maton, le jour de sa sortie de prison pour mineurs. Tandis que l’ado à la crinière léonine s’apprête à enfin humer l’air extérieur, le gardien lui lance un caustique « A bientôt ! ». C’est à la fois amusant, parce que Zac lui répond du tac-au-tac avec humour, et triste, sur ce que cela dit du cercle vicieux de la récidive dans le marasme économique de la Cité Phocéenne. Laissé à son sort par une mère démissionnaire, Zac va effectivement retourner dans la rue. Tenter de reprendre ses petits trafics illicites. « Charbonner », comme il dit, sans se faire « emboucaner ». Retrouver le chemin du non-droit. On connait la chanson. Alors que s’esquisse la rechute du dealer dans le train-train délinquant, une virée motorisée entre copains en quête d’amours tarifées allume une mèche neuve dans la tragédie annoncée. Une mèche nommée Shéhérazade. « Tu travailles ? » lui demande Zac, qui croit se souvenir du visage de la jeune fille, de l’ère lointaine d’avant les foyers, la taule, le trottoir. Assiste-t-on à une négociation commerciale pour une passe ou à un flirt de teen movie ? Un peu des deux. Elle feint l’indifférence, lui la dureté. Leur carapace sociale tient le choc mais leurs regards brûlent déjà.
Le mac et la putain
Ce coup de foudre va embraser tout le récit, faire basculer la chronique sociale dans une love story interdite et ambiguë (le mac et la putain) en zones fictionnelles inattendues. Mélodrame, thriller urbain, film de gangster ou de procès seront autant de combustibles. Si bien que le film rejoint à sa façon la Shéhérazade littéraire : à l’enchâssement enivrant des fables narrée par la courtisane pour repousser la mort, Marlin répond par l’empilement des genres. Ces derniers s’agrègent avec un naturel poreux, comme autant de facettes des émotions exacerbées mais refoulées du couple maudit. Toutes proportions gardées, le ton oscille entre fable « documentarisée » à la Pasolini (casting étincelant de non-professionnels) et polar proxo post-Taxi Driver, avec un cœur mélancolique et des dilemmes à la James Gray, déplacés sous le soleil marseillais (superbe photo incandescente et poisseuse du chef op’ de Mange tes morts), sans se refuser le sucre de la romance ou l’aridité des scènes de tribunal.
Résilience
Les deux derniers registres s'entrechoquent idéalement. Dans un dernier mouvement en crescendo, l'aspect froidement judiciaire s'abat sur Zac et Shéhérazade tel un lendemain de cuite. Il ceint d'un halo moral cette histoire d'amour jusqu’alors menée à l'instinct, le nez dans le guidon, par ces ados devenus adultes trop tôt : le récit n'était au fond qu'un chemin de résilience vers l'acceptation, par le héros, de ses émotions, de sa sensibilité. Ce n'est qu'en remballant sa fierté virile - celle qui lui faisait claironner : « j’respecte les femmes, pas les putes » - en acceptant de baisser les armes devant Shéhérazade, qu'il pourra s’ériger en homme. A ce titre, la dernière scène, tout en non-dits, est d’une grâce désarmante. Sans la dévoiler, avançons qu’elle puise sa force dans le lyrisme désespéré d’un mélodrame tel que La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan, et ses mots ultimes : « Bien que rien ne puisse ramener l'heure de la splendeur dans l'herbe, ni de la gloire dans la fleur, nous ne nous affligerons pas, mais trouverons la force dans ce qu'il en subsiste ». C’est d’une gravité légère, bouleversante.