Cinéaste, acteur, scénariste de BD, gourou, ésotériste : les mille visages d'Alejandro Jodorowsky
La Danse de la réalité
L'argent : voilà le problème. En 2012, Jodorowsky passe alors par la case financement coopératif : il passe un appel sur Internet pour demander aux fans de produire son nouveau film. Et ça marche. Il retrouve Michel Seydoux, plus de trente ans après <em>Dune</em>, qui va accepter de produire son film. <em>"Je te préviens, c'est fait pour perdre de l'argent et pas pour en gagner"</em>, aurait dit Jodorowsky. Voilà donc La Danza de la realidad, adapté d'un volume de son autobiographie, et le résultat est frappant. En fantasmant son enfance, le réalisateur brasse toutes ses obsessions visuelles (les freaks, les outrances post-felliniennes) au sein d'un récit initiatique profond et cohérent. Le film fut présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2013, et sortira en France le 4 septembre. Maintenant, Jodo préparerait un film <em>Juan Solo</em>, d'après sa BD dessinée par Georges Bess : l'histoire hyper violente d'un orphelin né avec une queue, élevé par un prostitué nain travelo dans un bidonville d'Amérique du Sud. Juan va devenir un implacable tueur à gages et - vous l'avez deviné - vivre une épopée messianique. A 84 ans révolus, Jodo en a encore sous le capot.
Jodo romancier, poète, essayiste... et gourou du Tarot
La BD, le cinéma et l'écriture par-dessus tout : Jodorowsky a publié des pièces de théâtre (dont <em>Opéra Panique</em> et <em>Le Gorille</em> d'après Kafka), des romans, des essais, des poèmes, son autobiographie très romancée en quatre volumes (dont <em>La Danse de la réalité</em>)... Mais surtout, fondu d'ésotérisme, Jodorowsky est également passionné par le Tarot divinatoire. Il a publié trois ouvrages sur le sujet, forme des élèves et promeut la "psychomagie", selon lui une technique capable de soigner les gens en guérissant leur mental. Ca peut paraître bizarre, ça l'est, mais l'ésotérisme est une composante essentielle de l'oeuvre de Jodorowsky. Tous ses films ne racontent qu'une seule et même histoire : celle d'un homme qui suit une quête afin de se transcender, de se transfigurer. Une quête marquée par des épreuves (les duels dans <em>El Topo</em>) et des rencontres chargées de sens (dans <em>La Montagne sacrée</em>, les personnages sont associés explicitement à des planètes).
L'échec de Dune
Le succès fait que le producteur Michel Seydoux propose à Jodorowsky de financer son prochain film. Le réalisateur choisit d'adapter le roman <em>Dune</em> de Frank Herbert, alors gros succès de librairie. <em>"J'ai pris le premier bouquin venu, j'aurais pu dire Don Quichotte"</em>, rigole Jodo aujourd'hui dans le documentaire dément Jodorowsky's Dune de Frank Pavich, présenté au dernier Festival de Cannes. La référence à Cervantès est plus profonde : la production de <em>Dune</em> selon Jodo va être l'un des plus beaux ratés du cinéma, montrant l'impossibilité de transcrire une vision dans la réalité. Jodo rassemble trois dessinateurs (Moebius, Chris Foss et H.R. Giger) pour créer un monde de SF délirant. Il prend d'énormes libertés avec l'histoire en la transformant en trip alchimique et messianique, embauche Orson Welles pour jouer le baron Harkonnen (un obèse psychopathe), signe Pink Floyd à la musique, Salvador Dali à 100 000 dollars l'heure de tournage pour jouer l'Empereur... Au bout de deux ans de préproduction, Seydoux jette l'éponge. Trop cher, trop grand, trop fou, trop risqué. <em>Dune</em> selon Jodo ne verra jamais le jour. Seule subsiste (en de rares exemplaires) la bible du film, avec le storyboard de Moebius et tous les dessins préparatoires.
Les premiers films
Après un court-métrage parisien en 1957 (<em>La Cravate</em> d'après Thomas Mann avec Raymond Devos, où un mime vend des têtes coupées), Jodo passe à la réalisation d'un long-métrage en 1967 en adaptant une pièce de Fernando Arrabal : Fando et Lis semble contenir tous les thèmes de l'artiste. Un couple d'amoureux part en quête d'une cité magique où réside la promesse d'une vie sans souffrance et va vivre en chemin différentes épreuves initiatiques. Scandale et interdiction suivent. Trois ans plus tard, c'est El Topo ("la taupe" en espagnol). Dans le désert, un pistolero affronte un par un "les maîtres mystiques du revolver" avant de vivre une expérience transcendante dans une caverne, et de devenir le Messie des êtres difformes qui y vivent. Jodo joue lui-même le héros. Le succès est important : sorti en pleine vague du western-spaghetti et des hippies (1970), ce trip bourré d'images chocs et de monstres humains, qui raconte encore et toujours la quête transcendantale de l'Homme tient l'affiche sept mois à New York en midnight movie . Il va encore plus loin dans l'ésotérisme avec La Montagne sacrée (1973), produit à l'aide de John Lennon, où un alchimiste (Jodo himself) envoie sept surhommes en quête du refuge des neuf maîtres du monde.
L'Incal et la BD
Après avoir tourné sur commande <em>Tusk</em> (1980), un film d'aventures en Inde autour d'un éléphant qui fut un échec public, Jodorowsky se tourne vers la BD. Le travail sur <em>Dune</em> ne sera pas perdu : Jodo le recycle pour créer en 1981 la BD <em>Les Aventures de John Difool</em> avec Moebius au dessin. Dans un futur hyper lointain, un minable détective privé trouve l'Incal, un mystérieux objet doué de pensée qui va l'entraîner dans une grande quête pour sauver l'univers des Ténèbres. Space opera délirant, <em>Star Wars</em> sous acides bourré d'idées, les six tomes de la BD publiés de 1981 à 1988 aux Humanoïdes associés (la boîte d'édition de Moebius qui publiait la magazine Métal hurlant) eurent un grand succès. Qui engendra suites et prequels : <em>Avant l'Incal</em>, <em>La Caste des Méta-Barons</em> (qui reprend beaucoup des éléments du script inabouti de <em>Dune</em>), <em>Après l'Incal</em>, <em>Final Incal</em>, <em>Dayal de Castaka</em>, <em>Les Armes du Méta-Baron</em>, <em>Les Technopères</em>, <em>Mégalex</em>. Le succès de l'Incal lança pour de bon la carrière de scénariste de Jodo. Qui est crédité à la création de pas moins de 32 titres et séries (et ce n'est pas fini, Alejandro écrit toujours) dans les genres les plus divers : la fantasy avec <em>Alef Thau</em>, le trip initiatique avec <em>Le Lama blanc</em>, le western avec <em>Bouncer</em>, l'underground criminel sud-américain avec <em>Juan Solo</em>, la Renaissance version érotique et gore avec <em>Borgia</em>...
Retour au cinéma
En 1989, la légende veut qu'il rencontre dans un bar le criminel mexicain Gregorio Cardenas, alias l'étrangleur de Tucaba (quatre victimes en 1942), qui a été transformé en prison, apprenant le piano et écrivant de la poésie avant d'être gracié et libéré. Jodo écrit un scénario qui deviendra Santa Sangre, un film d'horreur délirant produit par Claudio Argento (le frère de Dario) : le héros est né dans un cirque et devient tueur pour sa mère, chef d'une secte sanglante et dont les deux bras ont été coupés par son père. Le film devient vite culte. Nouveau film de commande en 1990 : Le Voleur d'Arc en ciel réunit Omar Sharif et Peter O'Toole (vingt-huit ans après <em>Lawrence d'Arabie</em>) dans le rôle d'un voleur et d'un héritier excentrique attendant la mort d'un riche oncle (Christopher Lee). Jodo n'a quasiment aucun contrôle sur le film, qui ne sortira que dans quatre pays - dont la France en 1994. Il ne reviendra au cinéma qu'en 2013 avec La Danza de la Realidad. Le goût de filmer ne l'a jamais quitté : début 2000, après l'échec de production de <em>The Sons of El Topo</em> (la suite d'<em>El Topo</em>), il prépare <em>King Shots</em> qui devait se tourner avec Asia Argento, Nick Nolte et Marilyn Manson. Mais le projet fut enterré début 2010 faute d'argent.
Les mille visages de Jodorowsky
La Danza de la realidad (en salles le 4 septembre) est un double événement : non seulement cet autobiopic dément d'Alejandro Jodorowsky est une merveille, mais il s'agit de son premier film depuis vingt-trois ans, depuis l'échec du <em>Voleur d'arc-en-ciel</em> en 1990. Visuellement fou (une idée : un plan), le film mystifie l'enfance du réalisateur légendaire de El Topo, La Montagne sacrée et Santa Sangre (qui seront réédités en Blu-ray chez Wild Side le 6 novembre prochain). L'occasion de revenir sur les différentes facettes de la carrière de Jodo.<strong>Sylvestre Picard</strong>
Le théâtre de l'enfance
Né en 1929 au Chili de parents russes émigrés, Jodorowsky (<em>"seul juif, seul blond de la ville, j'étais un alien"</em>, se souvient-il) est un lecteur vorace qui se tourne très vite vers le théâtre malgré l'opposition de son père. Il arrive à Paris en 1953 et travaille avec le mime Marceau et Maurice Chevalier. Il rencontre entre autres Roland Topor et Fernando Arrabal, et les trois compères créent le mouvement Panique (1962), qui livre des happenings et des pièces absurdes dans la mouvance surréaliste. Enrichi de cette expérience fondamentale, il revient au Chili en 1965 faire du théâtre d'avant-garde, et commence à réfléchir à un vrai film.
La Danza de la realidad (en salles le 4 septembre) est un double événement : non seulement cet autobiopic dément d'Alejandro Jodorowsky est une merveille, mais il s'agit de son premier film depuis vingt-trois ans, depuis l'échec du Voleur d'arc-en-ciel en 1990. Visuellement fou (une idée : un plan), le film mystifie l'enfance du réalisateur légendaire de El Topo, La Montagne sacrée et Santa Sangre (qui seront réédités en Blu-ray chez Wild Side le 6 novembre prochain). L'occasion de revenir sur les différentes facettes de la carrière de Jodo.Sylvestre Picard
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