Top 2018 : Les films préférés de la rédaction de Première
10. Ready Player One. 9. Une Affaire de famille. 8…
La fin d'année arrive, c'est déjà l'heur du compte à rebours. Voici comme promis les films qui ont le plus marqué la rédaction de Première en 2018, du n°10 au premier, critiques à l'appui.
10. Ready Player One, de Steven Spielberg
9. Une Affaire de famille, de Hirokazu Koe-Eda
8. Battleship Island, de Ryoo Seung-Wan
7. 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance, de Martin McDonagh
6. Jusqu'à la garde, de Xavier Legrand
5. First Man – Le Premier homme sur la lune, de Damien Chazelle
4. Silvio et les autres, de Paolo Sorrentino
3. Mektoub, My Love : Canto Uno, d'Abdellatif Kechiche
2. Under the Silver Lake, de David Robert Mitchell
1. Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson
Et voici les critiques des dix films, telles qu'elles ont été publiées dans Première à leur sortie au cinéma :
Top 2018 : 10. Critique de Ready Player One
On était un peu sceptique face au projet Ready Player One, surtout à cause du roman de Ernest Cline (Player One) et sa manière faussement cool de vanter toute la culture geek. Son petit best-seller était une célébration trop lisse et très vide de la nostalgie des années 80, une sacralisation des marques et des icônes qui virait à l’hyperconsumérisme. Cline avait pensé l’intégralité de son roman comme un vieux pot dans lequel faire bouillir tous les mythes pop (de Star Wars à la DeLoreane en passant par les jeux vidéo Street Fighter et Pac-Man) avec, comme ingrédient principal, ce bon vieux Spielberg. Une madeleine de Proust sans horizon créatif, une ode servile, plombée par l’absence de point de vue, qui contredisait l’esprit même de cette contre-culture, qui n’a de sens que transgressive, radicale et irrévérencieuse. Alors, lorsqu’on a appris que c’était Steven Spielberg lui-même qui s’emparait de l’adaptation cinéma, on est restés dubitatifs, craignant l’autocélébration. On avait tort.
FANTASMES. Le film se déroule en 2044. La terre ressemble à un gigantesque bidonville où les hommes s’entassent dans des mobil-homes sales. Comme la plupart de ses contemporains, le héros, Wade Watts, trompe son ennui en chaussant des lunettes VR et en « glissant » dans un monde virtuel appelé OASIS. Là, son avatar parcourt des mondes peuplés de monstres, s’engage dans des courses de bolides ou des combats épiques. Au moment où le récit commence, le créateur d’OASIS, James Halliday, vient de mourir. Pour s’assurer que son héritage ne tombe pas entre de mauvaises mains, l’inventeur a décidé de léguer OASIS à celui qui trouvera trois clés virtuelles à l’issue de trois épreuves. Wade n’est pas seul sur la ligne de départ... Dès la première scène, on comprend que Ready Player One ne sera pas un film de taxidermiste. Spielberg se sert de cette histoire comme d’un tremplin pour repenser totalement le cinéma. Son cinéma. Dès que l’on reprend sa respiration (grosso modo après les vingt délirantes premières minutes), on comprend qu’il s’agit au contraire de son film le plus libre, le plus fou. Rentrer dans le virtuel permet au wonderboy de réaliser tous ses fantasmes (réécrire des films, rentrer dans un jeu, passer du réel au virtuel dans un même mouvement), de réinventer une grammaire de cinéma et d’oser des transitions impossibles pour imprimer au récit un rythme trépidant (la première course de voitures enterre la poursuite fantôme de Speed Racer). Chaque scène semble pensée sous le seul angle du morceau de bravoure, comme si Spielberg voulait expérimenter tous les possibles.
AVATARS. Mais Ready Player One est surtout un vrai film d’auteur qui, en partant de l’hommage de Cline, ajuste un bouleversant autoportrait. En cela, RPO trace le sillon du Pont des espions (qui s’interrogeait sur l’identité trouble du héros) et encore plus de son Bon Gros Géant, qui brossait le portrait d’un Cyclope rêveur. Ici, Spielberg se démultiplie et se cache derrière trois avatars : il y a d’abord Halliday (incarné par le double du cinéaste, Mark Rylance), mogul naïf, bien intentionné et un peu autiste, qui chasse les rêves de ses frères humains et les capture non pas pour les mettre sous verre, mais dans une réalité virtuelle, et les inoculer dans l’esprit des joueurs comme on projette une image. Halliday, c’est le Spielberg d’aujourd’hui confronté à son héritage et à ses responsabilités, un démiurge qui a façonné l’imaginaire de la planète et qui doit rendre des comptes. Face à lui, on trouve le jeune Wade (Tye Sheridan, qui ressemble, aux lunettes près, au Spielberg d’il y a quarante ans), gamin animé par le sens du merveilleux, qui veut surpasser son prédécesseur et pousser plus loin ses inventions. Et, entre eux, on trouve Nolan Sorrento, l’industriel cynique et prêt à tout pour écraser la concurrence. Trois avatars de Spielberg, l’homme qui a défini les règles du jeu (du divertissement) et qui affronte ses (é)mois, se confronte à ses dieux (la « rencontre » avec Kubrick est une des scènes les plus folles de ces dernières années) pour mieux se placer face à lui-même. Il n’est pas question de nostalgie, ni de momification ici. Ce que raconte Ready Player One, c’est l’ambiguïté du statut de Spielberg dans l’histoire du cinéma américain de ces quarante dernières années, ce géant industriel, ce rêveur insatiable mû par la prodigalité inouïe de son inspiration et sa déférence envers ses aînés, et un businessman qui aurait pu mal tourner, mais s’est toujours retenu d’écouter ses aspirations (trop) commerciales. En affrontant sa propre statue, il signe un film audacieux, radical. Et l’un des plus personnels aussi, comme si, en vieillissant, il sentait la nécessité de remettre ses pas dans ses propres traces pour faire le bilan. Futuriste et mémoriel. Balèze. Alors : Ready? Go!
Par Gaël Golhen
Top 2018 : 9. Critique d'Une Affaire de famille
Dans un vieux « Cinéastes, de notre temps », Éric Rohmer montre à la caméra du documentariste André S. Labarthe les cahiers dans lesquels il note ses idées de films. Une étagère de petits cahiers noirs. Il en ouvre un au hasard et lit : « “Une fille rencontre un garçon dans un salon de coiffure.” Voilà, dit-il, ça a donné Conte d’hiver. » Un autre cahier, une autre page : « “Un garçon rencontre une fille dans un magasin de chaussures.” Ah, celui-là, finalement, je ne l’ai pas tourné... » Ceci est une parabole des metteurs en scène de petites variations. On le sait, en cinéma, il y a d’un côté les touche-à-tout, les nomades, ceux qui ne tiennent pas en place, qui voient leur art comme une succession de défis et d’aventures techniques ou thématiques, les Ang Lee pour simplifier. Et de l’autre, les sédentaires, les petits jardiniers, qui labourent la même terre, encore et encore, avec les belles années, les belles récoltes et les jours sans, tous ces cinéastes qui ont un parfum, une couleur. Un champ d’expression. Dans cette catégorie, posez la question autour de vous, Kore-Eda se pose un peu là. À chaque fois, il y a une famille. Avec une sœur retrouvée, un père qui n’est pas le bon, une mère absente, un divorce, un déménagement, un enterrement, des frères qui se croisent, un dîner partagé, Lily Franky dans le rôle du père, ou alors Hiroshi Abe, à moins que ce ne soit dans le rôle du fils. Et il y a Kirin Kiki, la grande maman du cinéma japonais, qui a terminé sa carrière avec de vrais rôles de grand-mère, avant de tirer sa révérence en septembre dernier, à 75 ans. Les gens qui ont vu deux ou trois films de Kore-Eda ces dix dernières années savent exactement à quoi ils sont censés ressembler. Ils peuvent siffloter leur petite musique (souvent quelques notes de piano) et mesurer leur savant dosage de tristesse mêlée de joie – et vice-versa, comme dirait Pixar.
ÉCOSYSTÈME
Pourtant, Kore-Eda fait de son mieux pour échapper à sa propre banalisation. Son dernier film avant Une affaire de famille ? The Third Murder, un polar philosophique un brin sentencieux. Le prochain, La Vérité (...), qu’il tourne en ce moment à Paris ? Un chant d’amour adressé à Catherine Deneuve. Pas de rôle pour Kirin Kiki là-dedans, même si elle avait été encore vivante. Alors, entre ces deux projets hors-sol, Shoplifters (titre international) est loin de se contenter d’expédier les affaires (de famille) courantes. Il y a toujours quelque chose qui dysfonctionne dans les familles de Kore-Eda, une brisure, un petit coin ébréché, une vitre fêlée. Cette fois, c’est tout un contexte urbain (pauvreté, incommunication, services sociaux, loyer à payer, enquête de police) qui vient rattraper une famille de « voleurs à la tire » qui croyait pouvoir se cacher dans les dédales des quartiers nord de Tokyo. Pas si éloignés du père et sa fille de Leave No Trace de Debra Granik, ils ne voudraient rien avoir affaire avec la société, si ce n’est vivre cachés en son sein et y créer un écosystème de marginaux cooptés, partageant deux tatamis et trois futons dans une pièce de dix mètres carrés, en essayant de ne surtout pas se faire remarquer. C’est la métaphore du vol à l’étalage : ni vu ni connu, en douce, par en dessous, un petit délit qui fonctionne à l’illusion, au trompe-l’œil, au fake. Un mensonge dans lequel père et mère entretiennent leurs enfants.
MILLE MORCEAUX
Au cœur de ce film fabuleux se dévoile pourtant une famille nucléaire bien concrète, un corps familial, fait de six personnages dont Kore-Eda n’a de cesse de montrer le lien organique, via ses acteurs réunis par les fils invisibles de sa mise en scène, comme une boîte à musique géante, faite de chair et de larmes. Tous sont extraordinaires, presque inouïs, en particulier les deux femmes, la mémé malade, matrice éternelle du foyer, et la maman de 30 ans, dont la confession finale est le point le plus profond du film, un vertige au-dessus du vide. Kore-Eda met ainsi sous nos yeux un terme à la phase « douce » de son œuvre, celle dont on ne retenait parfois que la tendresse et un certain manque d’aspérité. Cette fois, tout est moite, collant, plein d’accrocs, de douleurs non dites, que les six membres de la famille partagent sans les dévoiler, parce que c’est mieux ainsi, ou parce qu’autrement, ce serait tout bonnement insupportable. La vitre lisse n’est pas seulement fendue, pas seulement craquelée, elle se brise en mille morceaux, coupants comme des rasoirs. Mais ce qu’ils reflètent, fracturé, diffracté, cubiste, n’en est que plus beau.
Par Guillaume Bonnet
Top 2018 : 8. Critique de Battleship Island
Vous connaissez peut-être déjà sans le savoir l'île d'Hashima pour l'avoir aperçue dans Skyfall ou visitée en photos sur un de ces pièges à clics du genre "dix lieux abandonnés qui vous donneront la chair de poule". Sur une superficie d'à peine plus de 6 hectares, l'îlôt est couvert de bâtiments en ruines dont l'extrême concentration témoigne de l'activité qui y régnait. Hashima a été acquise à la fin du XIXème siècle par la compagnie Mitsubishi qui voulait exploiter sa mine de charbon. Au fil du temps, une ville y a été construite pour loger les mineurs et les administrateurs. A une époque, plus de 5000 habitants y ont vécu, ce qui en faisait un des endroits les plus densément peuplés du monde, jusqu'à son abandon total en1975. Aujourd'hui, l'aspect particulièrement sinistre de cette île fantôme prend tout son sens lorsqu'on sait que pendant la guerre, les Japonais y ont fait travailler de force des milliers de Coréens dans des conditions inhumaines.
Patauger dans la boue
C'est leur histoire que raconte The Battleship Island, mais avec une dimension politique qui l'élève au-dessus de la simple reconstitution. S'il y a un peu de La grande évasion dans le film, il y a aussi beaucoup du Pont de la rivière Kwai, explicitement cité à l'occasion d'un gros plan sur les chaussures des prisonniers pataugeant dans la boue à leur arrivée au camp de concentration. On retrouve la même exploitation illégale d'êtres humains pour contribuer à l'effort de guerre japonais. Ici, ce sont des civils coréens qui pensaient avoir signé pour un emploi au Japon. En réalité, les hommes et les jeunes garçons sont envoyés dans la mine de charbon, tandis que les femmes sont réduites en esclavage sexuel. Le film évoque la révolte et la tentative d'évasion d'un nouveau contingent de travailleurs forcés, à travers le point de vue d'un musicien d'hôtel qui survit comme il peut tout en cherchant à protéger sa fille préado. Autour de lui, un gangster coréen, une proverbiale pute au grand coeur, un résistant infiltré, quelques collabos fourbes, sans oublier les Japonais cruels. Chacun est précisément défini, et permet de développer des fils narratifs secondaires qui ne détournent jamais l'attention de la direction générale, parfaitement maîtrisée.
Molotov
L'opulence de la production impressionne, depuis les scènes musicales qui ouvrent le film dans le décor d'un hôtel de luxe, jusqu'aux monstrueuses batailles rangées, orchestrées comme un équivalent visuel de heavy metal. Lorsqu'il décrit le chaos, le réalisateur Ryoo Seung-wan le fait avec la précision de Spielberg, mais il y ajoute une dose de brutalité renversante, comme à l'intérieur de la mine de charbon où des wagons remplis de minerai dévalent la pente, quittent les rails, percutent les parois et broient les corps. Un sommet de délire est atteint lorsque les insurgés attaquent les soldats japonais à coups de dynamite et de cocktails molotov dans un déluge de poutres métalliques, alors que résonne en fond musical Ectasy of gold d'Ennio Morricone! L'emprunt n'est pas si incongru, d'autant que Le bon, la brute et le truand a déjà été cité lors d'une séquence chargée d'ironie où les musiciens doivent jouer un air gai tandis que leurs compatriotes sont brutalisés à côté. Récemment, le Japon a demandé la classification de l'île d'Hashima au patrimoine mondial. L'Unesco le lui a accordé, à condition que des mesures soient prises pour perpétuer le souvenir des victimes, mais jusqu'à présent, l'office du tourisme japonais n'a jamais rien entrepris dans ce sens. The Battleship Island semble vouloir rectifier à sa façon : depuis sa sortie, il a été vu par plus de 6 millions de Coréens, et il n'a pas fini de répandre son message dans le monde.
Par Gérard Delorme
Top 2018 : 7. Critique de 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance
Le réalisateur Martin McDonagh est-il la meilleure porte d’entrée dans une critique dithyrambique de 3 Billboards : les panneaux de la vengeance ? Pour appâter le chaland, on ferait peut-être bien de vous prévenir que Frances McDormand trouve dans ce film son plus beau rôle depuis Fargo. Ou que Sam Rockwell, l’éternel second couteau azimuté du cinéma US, y livre la performance de sa vie. Ou encore que Woody Harrelson va vous faire pleurer toutes les larmes de votre corps grâce à une scène, une seule, à classer immédiatement parmi les plus belles de toute sa filmo. Mais à bien y réfléchir, il n’y a rien de vraiment étonnant à ce que des acteurs comme McDormand, Rockwell et Harrelson livrent des performances exceptionnelles quand ils bénéficient d’un matériau aussi riche que celui-ci. Non, ce qui est surprenant en revanche, c’est que Martin McDonagh signe un film aussi puissant, profond, maîtrisé. L’homme n’avait signé que deux films jusqu’ici, le très chouette Bons Baisers de Bruges et le pas chouette du tout 7 Psychopathes. Soit une brillante comédie noire d’un côté, et un pastiche pirandellien épuisant de l’autre. Ce qui ne nous aidait pas vraiment à l’identifier comme cinéaste.
Pitch génial
Renseignements pris, l’intéressé lui-même n’est pas très fan de 7 Psychopathes. Et préfère, comme nous, sa veine Bruges. « Quand tous les critiques disent du mal de ton film, c’est peut-être qu’il y a quelque chose qui cloche. J’ai revu 7 Psychopathes un an après sa sortie, et effectivement ça ne marche pas, c’est trop « smartass », petit malin. Je voulais faire une comédie sur Hollywood, mais qu’est-ce que j’y connais, en fait, à Hollywood ? » On ne sait pas ce que l’Irlandais McDonagh connaît à Hollywood mais il a l’air de bien connaître la small-town America. On croit en tout cas immédiatement à la petite ville (fictive) du Missouri qui tient lieu de décor à son film. Le pitch est génial : une femme (McDormand), dévastée par une tragédie (le viol et l’assassinat de sa fille adolescente), loue trois panneaux publicitaires à l’abandon pour y placarder en lettres géantes un message accusant les forces de l’ordre de ne pas avoir fait leur boulot – l’assassin court toujours.
Mère courage
A partir de là, McDonagh construit une fable philosophique, morale, politique, décrivant les réactions des habitants d’Ebbing, les conséquences de ce geste fou, l’engrenage à la fois vertueux et dévastateur qu’il déclenche au sein de la communauté. Le récit n’arrête pas d’emprunter des détours, des chemins de traverse, arrimé à l’idée-force selon laquelle il nous sera impossible de nous faire un avis définitif sur les personnages avant la fin du film. Et peut-être même, tiens, qu’on continuera de se poser des questions longtemps après la projection. Cette femme, Mildred, la mère courage qui se bat pour que justice soit faite, ne serait-elle pas aussi un peu facho sur les bords ? Et ces flics que tout le monde accuse d’être cons, racistes, fainéants, qu’ont-ils réellement dans le ventre ? 3 Billboards questionne le regard que les personnages posent les uns sur les autres, et aussi celui qu’on pose sur eux, nous obligeant à changer d’avis sur leur compte à chaque scène (et parfois même plusieurs fois à l’intérieur de la même scène). Les meilleurs éléments de Bons Baisers de Bruges sont là, portés à un degré de perfection supérieur : l’humour à froid, l’empathie pour les losers, ces dialogues légèrement sur-écrits mais malaxés et recrachés avec un plaisir manifeste par leurs interprètes… On n’identifiait pas très bien Martin McDonagh avant ce film. Mais on ne ratera le prochain pour rien au monde.
Par Frédéric Foubert
Top 2018 : 6. Critique de Jusqu'à la garde
On a rarement écrit ce genre de phrases par ici, mais Jusqu’à la garde est d’une perfection quasi-absolue. Un morceau de cinéma qui n’a pas grand-chose à voir avec le gros de la production française habituelle. Un premier (!!) long-métrage qui possède une puissance expressionniste étourdissante, empile les images à la composition folle et fait jaillir des plans qui hantent le spectateur pour longtemps. Il y a cette manière d’inscrire son sujet socio dans un environnement banal – l’appart de ZUP, le pavillon de banlieue, la salle de fête du quartier – pour mieux transcender son naturalisme franchouille en effroi carpenterien. Cette façon de multiplier les morceaux de bravoure sans jamais quitter son sujet des yeux ou de manipuler son spectateur sans jouer au moraliste pépère. On ne dévoilera pas trop du film, parce que, depuis l’impressionnante ouverture (voir ci-dessous) jusqu’au finale à la puissance explosive, tout tient à un suspens savamment maîtrisé.
Enfer domestique
Ne rien avoir vu avant, ne rien avoir lu avant, ne rien savoir et essayer d’entrer dans le film comme dans une pièce sombre en laissant le regard se faire à cette obscurité pour peu à peu y distinguer des formes, comme dans un cauchemar… c’est le principe adopté par Xavier Legrand. On se contentera donc de dire qu’il s’agit d’un couple au bord du divorce et que l’homme et la femme se déchirent pour la garde des mômes. La femme (Léa Drucker) est silencieuse, alerte, et semble parfois « jouer » avec le mari. Lui (Denis Menochet) a l’air blessé et, dès le début, au bout du couloir, au bout du rouleau, semble complètement paumé. Est-il vraiment l’ogre que craignent ses mômes ou ses parents ? Pas si sûr. Pas si simple. Legrand choisit de nous faire entrer dans les dédales de l’enfer domestique et de nous planter au milieu du gué, totalement dépassés, embarqués dans des événements qu’on ne maîtrise pas, qu’on ne comprend pas. Si la première scène laisse croire à un (énième) drame familial, tout est ensuite filmé comme un thriller, où la peur et la violence montent crescendo. C'est la dérive d'une famille qui vire au film d’horreur, passe d’une tension souterraine à un climat de pure terreur. Un drame humain qui flirte avec le genre (sans jamais y sombrer) et se double d’un incroyable exercice de style ; un film qui multiplie les performances hallucinantes (combien de films faudra-t-il encore pour qu’on comprenne que Denis Ménochet est le Russel Crowe français ?). On vous aura prévenu : voilà une vraie bombe, un premier film en forme de déflagration qui vous prend et ne vous lâche plus jusqu’à la… fin.
Par Gaël Golhen
Top 2018 : 5. Critique de First Man : Le Premier homme sur la lune
Damien Chazelle sera donc ce cinéaste-là : le cinéaste des derniers regards, dans lesquels les films re-défilent en accéléré, comme la vie au moment du dernier soupir. Dans le bar de Whiplash, c’était ça ; puis dans le club de jazz de La La Land ; et encore dans le finale saisissant de First Man, des deux côtés de la vitre en plexiglass : des gens qui se regardent, mari, femme, amant, amante, bourreau, victime, qui font les comptes et prennent la mesure de ce qui les sépare, de ce qui les unit, de tout ce qui a été, et de tout ce qui ne sera plus. A chaque fois, il faut bien le dire, l’effet suspendu est d’une tristesse infinie. Oui, en cinq ans, Damien Chazelle se sera débrouillé pour tourner un film sur la musique, une love story dansée puis un biopic sur la conquête de l’espace – trois genres feel good par excellence – en faisant à chaque fois le choix du désenchantement, étant entendu que les rêves, les ambitions, les accomplissements sont toujours aussi synonymes de deuils, de ruptures et de lendemains qui ne manqueront pas de déchanter.
Boulons rouillés
La conquête de l’espace, donc. Les amitiés/rivalités viriles des astronautes, les vignettes d’americana, la course contre les Russes et contre la montre, Ed Harris, Tom Hanks, le monde entier rivé à sa télévision ou à son poste de radio… Ce film-là, beaucoup l’ont fait, et pas trop mal quand même : au moins un chef-d’œuvre total (L’Etoffe des héros en 1983, qui s’arrête avant le programme Apollo) et un film pop corn irrésistible (Apollo 13 en 1995, qui transforme les problèmes de Houston en acclamations au champagne et farandoles étoilées). Beaucoup l’ont fait, mais tous avaient pris soin d’éviter l’obstacle Neil Armstrong, ce gars dont tout un chacun connaît le nom et une certaine citation mais ni le visage, ni la vie, avant ou après avoir marché sur la lune. Dans les conférences de presse d’époque et les images du documentaire For All Mankind (qui a servi de boussole esthétique à Chazelle, tout en tôle froissée, boulons rouillés, habitacles bricolés au velcro, au fil électrique et au couteau suisse), Armstrong n’est que raideur froide et poker face intériorisée. Partant de là (et d’une bio officielle publiée en 2005), le jeune cinéaste tente le film à hauteur du regard de l’astronaute fonctionnaire qui va au boulot le matin, les blessures rangées au fond d’un tiroir, mais la tête tout sauf dans les étoiles.
Petit pas
Le 20 juillet 1969, l’humanité a bondi sur la lune mais Armstrong a juste posé sa botte sur le sol. Il l’a dit d’ailleurs – et avec une certaine force – mais personne n’y a prêté attention, préférant écouter la seconde moitié de la phrase, celle qui nous concernait tous. Chazelle, lui, se concentre sur la première, le « petit pas pour l’homme », pris au petit pied de la lettre, transformant la conquête spatiale en drama intime, shooté en gros plan collé à la visière du scaphandre, dés-héroïsé, dés-iconisé, sans drapeau planté au ralenti, sans parade dans les rues ni carton post-générique qui donneraient du sens à tout ça. Un anti grand spectacle, presque un anti film américain, tellement en retenue et par le petit bout de la lorgnette qu’il y aurait tromperie sur la marchandise s’il ne poussait son programme avec une rigueur aussi forcenée, à la recherche de la portée personnelle que ce type a pu donner à une quête qui n’était pas la sienne. « Réfléchis bien à ce que tu vas leur dire, » lance son épouse à l’astronaute, juste avant le grand départ. Elle ne fait pas référence aux gens qui suivront la retransmission télévisée mais à ses deux fils, à qui il faut expliquer que papa pourrait bien ne pas revenir de son voyage. Le film est entièrement pensé et mis en scène à cette échelle. Le tout petit pas de cet homme-là. Sa perspective. Son regard. Et toute la vie qui défile dedans.
Par Guillaume Bonnet
Top 2018 : 4. Critique de Silvio et les autres
Commençons par là : Silvio et les autres est l’anti-Caïman. En 2006, alors que le Cavaliere était politiquement ruiné, Moretti dépouillait le bouffon de sa faconde, de son cabotinage, et dénonçait la froide mécanique de sa tyrannie. Dans une stylisation orwellienne (sobre, clinique, en colère) la dernière partie de son film, carnage total, faisait littéralement froid dans le dos. 12 ans plus tard Sorrentino s’empare de « tête d’asphalte » au moment même où le pays sombre dans un populisme rance rappelant le pire de ses années de pouvoir. Mais l’ambition du cinéaste n’est pas la même. L’idée n’est pas de dépouiller le prince de ses attributs ni de s’interroger sur la régulière production de toxines fascistes par le peuple italien. Comme le dit le titre français, Sorrentino préfère s’attaquer au portrait d’un homme haï et redouté de tous à travers son regard et celui des autres. Une œuvre fractale, un puzzle mental, qui passe notamment par la vision d’un petit proxénète remontant les arcanes du pouvoir (extraordinaire Riccardo Scarmaccio), d’une femme qui l’a aimé mais se sait délaissée, d’un consigliere muet et plus que flippant ainsi que de tous ses courtisans venimeux. Tous les marqueurs du cinéma sorrentinien sont bien là (rutilance stylistique, séquences musicales démentes, luxe aussi vide que voluptueux), mais la focale a changé. Si Sorrentino jusqu’à Young Pope tissait des introspections mélancoliques, son Silvio est d’abord un dédale de digressions et de vignettes fulgurantes qui passent d’un point de vue à l’autre, organisant un immense canevas pointilliste, une charade sensorielle traversée de moments de solitude dandy et d’interrogations mélancoliques. On passe de bacchanales tristes à des promenades nocturnes, de conférences de presse surchauffées à des tractations politiques dans des villas pour découvrir par bribes, progressivement, les travers, les névroses, la tristesse et les folies de ce petit homme.
Tour d’ivoire
Plus que l’homme ou le politique, ce qui l’intéresse c’est ce qu’il représente : Berlusconi c’est l’incarnation totale de l’Italie monstrueuse que le cinéaste chronique depuis ses débuts. Naturellement Silvio synthétise donc tout son cinéma pour le porter à incandescence : la laideur morale de L’Ami de la famille, le dandysme de La Grande Bellezza, la cruauté politique d’Il Divo et les symboles de Young Pope. Jusqu’à reprendre le thème, shakespearien, de son œuvre entière : l’enfermement dans des tours d’ivoires qu’on construit soi-même et d’où l’on contemple, stupéfait, tout ce qu’on a laissé à l’extérieur. Le monde réel comme ses illusions. Le Berlusconi de Sorrentino rappelle Jep Gambardella ou Lenny Belardo - le pape Pie XIII - ces types qui évoluent dans des cloitres gigantesques (Rome, le Vatican), peuplés de vieillards souffreteux, de femmes sublimes et d’inconnus inaccessibles. Mais il en serait le cousin abâtardi, qui ne parvient jamais à sa Rédemption.
Requiem
Et la politique dans tout ça ? D’abord il y a des moments où le cinéaste pose sa morale de manière affirmée (extraordinaire scène d’appel téléphonique qui dit clairement que Silvio B. ne fut jamais rien d’autre qu’un « vendeur »). Ensuite, il ne faudrait pas oublier que si Sorrentino s’est imposé comme le plus récent rejeton de Fellini c’est aussi l’héritier d’Elio Petri dont il a gardé cette manière d’imaginer que le lien entre politique et cinéma reste d’abord la modernité. Et Silvio et les autres est bien un morceau de cinéma ultra-moderne. Mais il y a surtout ce plan final (dont on préfère laisser la surprise), incroyable requiem final, où Sorrentino regarde l’Italie et ses victimes dans les yeux. Rien que pour cette scène-là, Silvio et les autres est peut-être l’un des plus beaux et des plus déchirants films du cinéaste.
Par Gaël Golhen
Top 2018 : 3. Critique de Mektoub, My Love : Canto Uno
Alors que l’internationale cinéphile, prise dans les remous du mouvement #MeToo, s’interroge aujourd’hui plus que jamais sur le « male gaze » (ce « regard masculin » qui oriente et façonne les films depuis l’invention du septième art), Mektoub My Love arrive à point nommé pour rendre le débat un peu plus brûlant encore. A la Mostra de Venise déjà, en septembre dernier, on sentait les critiques anglo-saxons un peu gênés aux entournures par la façon dont le film regarde ses actrices (ses acteurs aussi, mais surtout ses actrices) sous toutes les coutures, amoureusement, frénétiquement, dans une sorte d’affolement érotomane débridé. Pas besoin de revoir des vieux Hitchcock, Truffaut ou Tarantino, pour s’interroger sur la façon dont les hommes filment les femmes, sur ce que les réalisateurs exigent, sur la part d’abandon et de pouvoir mêlés qui constitue le métier de comédien(ne) : Mektoub déboule pour résumer et circonscrire à lui tout seul le débat. Car le male gaze n’est pas seulement la manière du film, c’est aussi son sujet.
ALTER EGO
Le nouveau Kechiche raconte l’été désœuvré d’un jeune mec beau comme un Dieu, à Sète, en 1994. Il ne faut pas longtemps pour identifier Amin comme un alter-ego du réalisateur. C’est un garçon sensible et délicat, qui s’intéresse au cinéma et à la photo, passe des après-midi les volets fermés devant des films d’Alexandre Dovjenko. Il aime aussi regarder les filles bronzer sur la plage le jour et danser en boîte la nuit, observer ses cousins et ses potes les draguer, les vieux tontons libidineux les importuner, l’alcool couler à flots, les cœurs se briser, les mecs devenir fous de désir, et les filles en retour affirmer leur pouvoir, leur volupté, leur liberté. Amin désire aussi, mais il est toujours en retrait, discret, un peu vampire, sans doute puceau. Il préfère mater de loin, à travers un objectif. Il est le cinéaste embarqué à l’intérieur même du film, celui qui justifie que la caméra s’attarde aussi longuement (lourdement) sur les corps des filles. Le regard de Kechiche est insistant. Parfois limite. Mais c’est manifestement le prix à payer pour arriver à l’état de transe recherché, l’extase sensorielle obtenue à coups d’exagérations (la durée des scènes, la banalité quotidienne des dialogues, la redondance des situations, le défilé de fesses callipyges) et censé nous permettre d’accéder à une vérité supérieure, presque un état mystique. Au cœur du film, une longue séquence à la fois éreintante et superbe fonctionne comme un plaidoyer pro-domo, un discours de la méthode : Amin est déterminé à prendre en photo une brebis à l’instant où elle met bas. Comme Kechiche, l’apprenti artiste veut capter le moment précis du surgissement de la vie. Alors c’est long, dérangeant (regard face caméra de la brebis qui se demande ce qu’on fout là !) puis bouleversant (le soir tombe, l’agneau naît, on en pleurerait).
APRÈS ADÈLE
Débraillé, hirsute, interminable, sans épine dorsale autre que le temps qui s’écoule comme il s’écoule quand on a 18 ans et la vie devant soi, Mektoub my love ressemble à ces films que les grands cinéastes tournent après avoir signé un chef-d’œuvre officiel et reçu tous les honneurs, quand ils radicalisent leur démarche et deviennent les empereurs tout-puissant du système autarcique qu’ils ont bâti. C’est David Lynch tournant Inland Empire après Mulholland Drive, Wong Kar-wai 2046 après In the mood for love, ou Malick se lançant dans son cycle autobiographique à partir de The Tree of Life. Que faire après le triomphe de La Vie d’Adèle ? Kechiche décide de dégraisser, se débarrasse du filtre social qui aiguillait Adèle ou La Graine et le Mulet, de la rage politique qui propulsait Vénus Noire. La société est là, bien sûr, le monde aussi, Hafsia Herzi raconte un voyage en Tunisie, on comprend qu’on ne drague pas à Sète comme à Nice, qu’on ne fait pas la fête chez les prolos comme chez les bourgeois… Mais tout est réduit à sa plus simple expression, comme dans un geste pointilliste. Les premiers plans du film suffisent à définir un monde : deux citations (l’une du Coran, l’autre de Saint-Jean) célébrant la lumière, la mobylette d’un restaurant de couscous à l’arrière-plan, un couple qui baise bruyamment. On pourrait être chez Rohmer (les vacances d’été, le marivaudage adolescent) ou chez un épigone de Pialat (la force brute, la tentation picturale). Mais les manières chamaniques de Kechiche transcendent ici toute une tradition de récit d’apprentissage à la française pour aboutir à une matière abrasive, ardente, presque délirante dans sa célébration frénétique du sexe et de la vie. L’été est chaud, les filles sont belles, le soleil écrase tout. Et le cinéma de Kechiche est à poil, sublime.
Par Frédéric Foubert
Top 2018 : 2. Critique d'Under the Silver Lake
En stricts termes géographiques, Silver Lake est un quartier branché de l’est de Los Angeles, sis entre Echo Park et Loz Feliz, tenant son nom du grand réservoir d’eau bâti en son centre. En termes cinéphiliques, pour y aller, c’est très simple. Vous descendez Mulholland Drive, prenez à gauche sur Sunset Boulevard, débouchez sur Chinatown, continuez tout droit sur la voie express Raymond Chandler. Quelques mètres après le rond-point Inherent Vice, faites bien attention d’éviter l’impasse Southland Tales, et vous voici arrivé. Le tout En Quatrième Vitesse, bien sûr. L’intrigue de Under the Silver Lake est un dédale mais le film lui-même s’envisage comme la porte de sortie d’un grand labyrinthe cinéphile, le point final d’une longue tradition de polars angelenos qui ont tous contribué à construire le mythe de la ville-cinéma, ce mirage bâti sur des images et des mensonges.
Putride
Trois ans après le Inherent Vice de Paul Thomas Anderson (qui rejouait Le Privé de Robert Altman, lui-même un hommage au Grand Sommeil), on peut légitimement se demander si on avait besoin d’une nouvelle variation sur le genre. Sauf que David Robert Mitchell ne veut pas réaliser un L.A. noir de plus : il cherche clairement à en signer le dernier spécimen, son tombeau, son épilogue/épitaphe. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’atmosphère morbide, quasi putride, du film, fléché par les masques mortuaires, les statues de cire, les tombes, les cimetières, les cadavres, les posters et sculptures de stars suicidées (Kurt Cobain) ou fauchées en pleine gloire (James Dean)…. L’enveloppe est soyeuse, attrayante, irrésistible, on voudrait lécher chaque photogramme comme un bonbon acidulé, traverser l’écran pour se lover à l’intérieur du film, pourtant tout ici empeste la mort, le stade terminal, la fin des temps. Truffé de références, de posters, d’extraits de films, sur-conscient de sa place dans l’histoire du cinéma, Under the Silver Lake entend réfléchir à la dimension vampirique de la pop culture contemporaine, ce monstre qui recycle à l’infini ses productions comme une bête délirante dévorerait ses entrailles. C’est un peu l’équivalent somnambulique et trippant du Ready Player One de Spielberg, avec la Cité des Anges dans le rôle de l’Oasis.
L’ombre de Manson
Andrew Garfield (génial, comme d’habitude) y campe Sam, un simili-hipster de 33 ans en voie de clochardisation avancée, qui passe son temps à glander en épiant ses voisins, comme dans un bon vieux Hitchcock ou De Palma des familles. Les fêtes sur les rooftops rythment la vie de la petite communauté de Silver Lake, on fait mine de s’amuser, pourtant la parano n’arrête pas de grimper depuis qu’un tueur de chiens sévit dans le quartier. L’ombre de Charles Manson, manifestement, n’a jamais cessé de planer sur L.A… La disparition d’une blonde sexy qu’il connaît à peine (Riley Keough) va entraîner Sam dans une sale affaire, le contraignant à chercher des symboles cachés dans toutes les productions pop qui lui tombent sous la main – les chansons, les images, les différents messages envoyés par l’industrie du rêve (et du cauchemar). Sam est une figure en grande partie pathétique, un jeune homme brillant qui a décidé de ne plus rien faire de ses journées, un ado attardé estimant que la vie n’a pas tenu les promesses qu’elle lui avait faites. Il vit à quelques mètres d’un monde hautement désirable, mais reste toujours à l’écart, en marge, empêché et impuissant. Le film poursuit la réflexion de David Robert Mitchell sur l’adolescence vécue comme une malédiction, un état dont on ne peut s’extirper qu’au prix de contorsions incroyables, de très violentes douleurs. The Myth of the American Sleepover (son premier long, 2010) racontait la dernière pyjama party avant l’entrée dans l’âge adulte. It Follows (son premier hit, 2014), la peur panique du sexe et du dépucelage. Under the Silver Lake fait un bond dans le temps et reprend les choses un peu après, quand l’adolescence n’est déjà plus qu’un lointain souvenir et que les utopies teenage se sont fracassées contre le mur du réel. Le cinéaste relie la crise identitaire de son héros à une sorte de malaise civilisationnel, ce moment qui nous occupe aujourd’hui, où la pop culture semble avoir perdu son rôle de phare pour devenir un océan terrifiant, mutique et absurde, qui menace de tout engloutir à chaque instant. Comment survivre ? Comment garder la tête hors de l’eau, hors du lac d’argent ? Le film n’a pas la réponse mais a le mérite de formuler l’interrogation avec une ampleur conquérante, superbement crâneuse. Il y a bien sûr une prétention hallucinante à vouloir s’imposer comme le dernier film noir tourné sous le soleil de Los Angeles. Il y en aura d’autres, évidemment. Mais le suivant ne pourra pas faire comme si celui-ci n’avait pas existé. Quelle direction emprunter après Silver Lake ? Si on se pose la question, c’est que David Robert Mitchell a gagné son pari.
Par Frédéric Foubert
Top 2018 : 1. Critique de Phantom Thread
Suivre le fil de la carrière de Paul Thomas Anderson est devenu un challenge. On voudrait voir en lui le chroniqueur du mal-être américain, le prophète apocalyptique d’un pays hanté par ses cultes du mensonge, du péché et de l’argent, tous trois originels, l’héritier d’une doublette de génies 70’s (Altman et Kubrick), le portraitiste fétichiste de Los Angeles, le créateur de « grands romans américains » que chacun de ses films pourrait être – et pas seulement lorsqu’il adapte Thomas Pynchon ? Eh ben non, pas intéressé, le voilà qui se barre à Londres, entraînant même dans son sillage Daniel Day-Lewis, qui redevient anglais lui aussi pour l’occasion, une première depuis plus de vingt ans. Pire, les premiers plans sont ceux d’un Londres vu de l’intérieur : une farandole de « petites mains » monte les escaliers étroits d’un hôtel particulier occupé par un grand couturier. Les petites mains montent, elles sont discrètes et polies. Le couturier prend son petit déjeuner avec sa sœur, qui fait office d’intendante et d’âme damnée, s’occupant pour lui de « congédier » les girlfriends quand le grand homme s’en est lassé. Le tout en buvant le thé et en parlant tout bas, bien composé, à l’anglaise. Pas un mot plus haut que l’autre, jamais de scène, surtout pas d’hystérie (ce n’est pas dans ce film que Daniel Day-Lewis se risquera à danser en hurlant et en bavant, une balle de bowling à la main). Ici, on chuchote. On se frôle. On se concentre. Tout est intérieur. Un film sur la maîtrise de soi, et la maîtrise de son art.
Hitchcock en chambre
Les envolées, les crises de colère, les pertes de contrôle qui ont fait la légende de PTA dans et hors des films, n’ont pas ici leur place. Même la bande originale de Jonny Greenwood insiste dans un registre musique de chambre un brin distordu, un poil inquiétant – si légèrement qu’on la croirait parfois simplement ornementale. La photo est aux antipodes de la sur-définition 70 mm translucide de The Master, d’une beauté fragile, granuleuse, une lumière d’intérieur – là encore – qui joue sur le confinement, la petitesse des fenêtres, leur absence, soulignant le caractère insulaire de cet homme méticuleux, pénétré par son art et la ritualisation de chaque geste de la vie. C’est un homme d’habitudes, un homme qui n’aime pas être dérangé. Parfois, comme par désœuvrement, il part à la conquête de jeunes femmes qui deviennent ses compagnes le temps d’une robe ou deux. Le film sera la chronique d’une de ces romances, l’étude de son rapport aux femmes, la mère absente, la sœur (trop) présente et surtout la figure de la muse dans sa psyché d’artiste. Qui sait, l’une d’elles saura peut-être s’imposer pour devenir autre chose auprès de lui, dans une inversion perverse du rapport de domination et de nécessité, à la frontière d’Eyes Wide Shut (sans les partouzes) et du thriller hitchcockien en chambre (type Soupçons).
Sensations fantomatiques
Financé par l’Annapurna de Megan Ellison, la mécène milliardaire des grands auteurs US qui font moins d’entrées que de chefs-d’œuvre, Phantom Thread débarque à peine annoncé, sur la pointe des pieds. Sa séduction ne tient qu’à un fil, celui sur lequel s’avance le cinéaste, en équilibre entre sa maîtrise technique stupéfiante (du ton, du cadre, du rythme de chaque plan) et le caractère presque vague, intuitif, fantomatique, des sensations qu’il procure, comme s’il faisait exprès de ne pas mettre de mots trop encombrants sur ce qu’il recherche, de manière à laisser le cinéma s’exprimer seul, sans s’embarrasser d’un autre langage. Une pure démarche de styliste (sans jeu de mot), où la profondeur viendrait de la forme elle-même. Pour savoir à présent s’il s’agit ou non d’un autoportrait de l’auteur en artiste obsessionnel, abusif et névrosé, il suffit d’en revenir à son titre : Phantom Thread. P.T. Comme qui vous savez.
Par Guillaume Bonnet
Nos coups de coeur de l'année sont également détaillés au sein du hors-série best-of 2018/Preview 2019, avec les super-héros de Glass en couverture, qui est actuellement en kiosques.
Sommaire du hors-série de Première n°8 : Bilan 2018, teaser 2019, M. Night Shyamalan, Gilles Lellouche, Vicky Krieps, Alain Chabat…
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