Première
par Frédéric Foubert
Même s'il a beaucoup voyagé au cours d'une carrière qui s'étend désormais sur sept décennies (de la Judée de La Dernière Tentation du Christ au Japon de Silence), le New-Yorkais Martin Scorsese s'est finalement assez peu aventuré au cœur du territoire américain. Il y a eu les virées sudistes de Bertha Boxcar et d'Alice n'est plus ici, dans les lointaines seventies. Et le Nevada de Casino, bien sûr, même si Las Vegas n'était en réalité qu'une excroissance mafieuse érigée au milieu du désert, un Disneyland du crime organisé. A 80 ans passés, alors qu'il parle ouvertement en interview de la dimension crépusculaire qu'a prise son œuvre ("Le temps m'est compté", disait-il juste avant la projection cannoise de Killers of the Flower Moon), le voici qui choisit de s'enfoncer dans les profondeurs de l'histoire et de la géographie de son pays. Presque dans les replis du temps, tant la tragédie qu'il raconte dans son nouveau film a été oubliée.
C'est au journaliste David Grann, roi de la narrative non-fiction, que l'on doit le regain d'intérêt contemporain pour l'effroyable vague de meurtres qui frappa la communauté Osage dans les années 1920. Un post-scriptum dégénéré aux guerres indiennes : alors qu'ils avaient fait fortune grâce au pétrole qui s'était soudain mis à jaillir de leurs terres arides de l'Oklahoma, les Osages devinrent les cibles de Blancs cupides, prêts à tout pour s'emparer de cet or noir miraculeux. L'intrigue, telle que remodelée pour le cinéma par Scorsese et le scénariste Eric Roth, tourne autour d'un riche propriétaire terrien, William Hale, une sorte de Parrain campagnard (De Niro, glaçant d'onctuosité paternaliste), qui va faire de son neveu de retour de la Grande Guerre, le veule et simplet Ernest Burkhart (DiCaprio), l'un des petits soldats de son vaste projet d'appropriation des richesses des "Natives". Marié à une Osage, Mollie (la géniale Lily Gladstone), Ernest va se retrouver à devoir tuer à petit feu celle qu'il aime.
Si Scorsese revient à des questions qui traversaient déjà un film comme Gangs of New York (les fondations viciées de l'Amérique, la nation bâtie sur le droit du plus fort, les conflits meurtriers entre communautés…), il ne cherche pas pour autant à donner à Killers of the Flower Moon les airs d'une fresque criminelle opératique. Au confluent des genres (western, film noir, true crime), il s'éloigne des partitions baroques et fiévreuses auxquelles on l'associe pour faire le choix de la lenteur et de l'austérité. Comme dans la marche funèbre qu'était déjà The Irishman, on a l'impression de regarder une araignée tisser inéluctablement une toile, dont tout le monde finira prisonnier – les personnages comme les spectateurs. Et même si Killers… est ponctué d'humour, et tend vers le grotesque (les mimiques incessantes de DiCaprio), il livre un constat tellement terrifiant que si on rit, c'est jaune. Prenant à rebrousse-poil les conventions du film-dossier – au prix d'ellipses parfois brutales – Scorsese se concentre sur les scènes a priori anti-spectaculaires, qu'il mène vers des sommets de tension : face-à-face domestiques dans la pénombre, conversations ponctuées de présages de mort, échappées contemplatives à la limite de l'abstraction… Le cinéaste observe la mort au travail et s'enfonce dans la nuit, guidé par l'entêtante B.O. signée Robbie Robertson. Compagnon de route musical du cinéaste, décédé l'été dernier, Robertson, un Canadien de sang Mohawk, a composé un score qui contribue grandement à l'effet d'hypnose du film. Ce bourdonnement lancinant, c'est le son de la mauvaise conscience américaine qui remonte du fond des âges, vrombit aux oreilles du pays, et l'empêche de trouver le sommeil.