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Assassiné devant les caméras, le premier ministre israélien Yitzhak Rabin était à deux doigts de changer le monde. Vingt ans après, Amos Gitai consacre à un film immense à ce désastre historique, entre requiem et pur thriller.

Que faisiez-vous le 4 novembre 1995 ?
Ma mère était malade, elle perdait un peu la mémoire, et j'étais à ses côtés quand j'ai entendu à la radio qu'il s'était passé "quelque chose" au sujet de Yitzhak Rabin : des coups de feu, la panique générale sur la Place des Rois de Tel-Aviv... Il n'était "que"  blessé, mais comme ma famille a toujours eu une très grande conscience politique, on a très vite compris, même avant l'annonce de sa mort quelques heures plus tard, que cet événement allait avoir des conséquences terribles sur l'histoire de notre pays. Alors j'ai pris ma voiture et je me suis rendu sur place. Il fallait absolument que je sois là-bas.

Que s'est-il passé quand vous êtes arrivé ?
J'ai été très frappé par une chose. Israël a toujours été construit sur un volcan. Et dans la foule, absolument tout le monde, les Juifs, les Arabes, les Palestiniens, a senti qu'il venait d'entrer une nouvelle fois en éruption. On était à quatre mois des élections, Rabin, même s’il n’était pas donné gagnant, entendait appliquer les accords d'Oslo grâce auxquels la cohabitation entre Israël et la Palestine était sur le point de prendre un tour pacifique, et on l'a tué pour qu'il ne puisse pas les mettre en œuvre en cas de victoire. Un coup d’État « préventif », en quelque sorte. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le produit de cet assassinat.

Vingt ans se sont écoulés depuis les faits. À quel moment avez-vous senti qu’il fallait en tirer un film ?
J’ai d’abord réagi "à chaud" en réalisant dès 1996 L’Arène du meurtre, un documentaire très subjectif et fragmenté sur l’impact qu’a eu sur moi et mes proches le meurtre de Rabin, une sorte de catharsis. À partir de là,  j’ai préféré prendre du recul, attendre de voir ce que feraient les gouvernements successifs avant de convoquer le cinéma et la fiction. J’ai attendu, j’ai un temps espéré que la situation se stabiliserait, mais j’ai vu qu’il n’y avait rien à espérer. J’ai compris que la droite israélienne s’était radicalisée jusqu’au racisme anti-palestiniens et qu’elle n’hésitait pas à pratiquer l’intimidation culturelle, pour ne pas dire la censure, en exigeant des cinéastes qu’ils n’abordent pas certains sujets et de la Cinémathèque de Tel-Aviv qu’elle ne montre pas certains films palestiniens tournés en 1948…  À partir de ces inquiétudes et de ces constatations, je me suis dit qu’il était temps pour moi de prendre la parole, de « ressusciter » Rabin, et l’idée de ce qui est devenu mon film m’est venue il y a environ trois ans.

Votre film fait alterner archives d’époque et reconstitution fictionnelle des événements. Comment avez-vous abouti à cette approche très particulière ?
En y réfléchissant, j’ai fini par tenir le raisonnement suivant : vu que ce meurtre avait constitué une rupture si violente, il fallait que sa mise en forme cinématographique obéisse à la même sensation de chaos, qu’il s’agisse de l’alternance archives/fiction ou des fractures chronologiques où les flash-backs viennent briser l’unité de temps.

À quel moment avez-vous décidé de concentrer le scénario sur les minutes qui on précédé l’assassinat de Rabin et les heures qui l’ont suivi ?
Je suis passé par plusieurs étapes, y compris celle du biopic que j’ai très vite abandonnée, et je me suis arrêté un temps sur l’idée de raconter le dernier jour de Rabin, tout ce qu’il avait fait entre son réveil et sa mort. Ce matin-là, je sais qu’il avait dit à sa femme : "Je ne sens pas trop cette manifestation, je n’ai pas envie de y aller." Il avait eu une sorte de prémonition, comme Jules César dans la pièce de Shakespeare. Il ne le "sentait" d’ailleurs tellement pas qu’il a tenté de faire croire qu’il avait une douleur à l’œil gauche pour y échapper, mais son médecin n’a rien décelé d’anormal. Ensuite, il a laissé entendre qu’il y aurait un violent orage dans la soirée et qu’il vaudrait mieux tout annuler, mais les prévisions météo l’ont vite contredit. Enfin, il a voulu embobiner son attaché de presse en lui disant qu’il n’y aurait pas tant de gens que ça sur la Place des Rois, mais quatre heures avant le début du rassemblement, elle était déjà noire de monde. Comme tout était organisé, il a fini par se résigner.

De quelle façon s’est organisé ce "feuilletage" narratif ?
Il y avait une masse énorme de documents d’actualités, et absolument tous les dialogues qu’on entend dans le film sont issus mot pour mot soit des comptes rendus d’interrogatoires, soit des déclarations des témoins ou des membres de la Commission chargée de mener les investigations. Mon travail de cinéaste est comparable à celui d’un architecte : je dessine le projet à travers le scénario, et ce sont les "ouvriers" qui se chargent de le matérialiser. Sans eux, rien n’est possible. Les soixante-dix acteurs, les figurants, le décorateur, le preneur de son, le compositeur, mon  monteur royal Yuval Or… C’est grâce à leur travail de haute précision que ce "feuilletage" comme vous dites a pu acquérir sa cohérence.

Votre film donne l’impression que la mort de Rabin est essentiellement due à l’impréparation des services de sécurité. Mais il laisse aussi entendre sans le dire clairement que cette incompétence aurait fort bien pu être délibérée, planifiée, orchestrée.
Je ne suis pas un grand adepte de la théorie du complot, et je ne suis pas l’Oliver Stone de JFK, qui est par ailleurs un film très puissant. Mais vous êtes libre de penser ça. Des rabbins intégristes à l’extrême droite en passant par le monde politique ou les Services secrets, énormément de gens avaient des raisons de souhaiter, d’organiser ou de favoriser cet assassinat. Mais je n’ai ni les preuves pour vous contredire ni l’envie de vous donner tort.

Vous semblez quand même désigner un "responsable" en la personne de l’actuel Premier ministre Benyamin Netanyahou, qu’on voit pratiquement demander la mort de Rabin dans des archives impitoyables.
Il ne va pas jusque-là, car c’est un manipulateur de très haut niveau et son ambition politique, comme celle de Vladimir Poutine ou de Nicolas Sarkozy, ne connaît aucune limite. S’il n’est pas directement coupable, il est très loin d’être innocent, et le fait qu’il ait accédé au pouvoir en dit beaucoup sur la société israélienne. Mais je me "console" avec une chose. Le protocole l’oblige à se rendre annuellement sur la tombe de Rabin, et les images de ce pèlerinage le montrent toujours blême, crispé. Vous savez pourquoi ? Je suis sûr qu’à ce moment-là, à chaque fois, il doit voir le fantôme de Rabin, et que ça le terrifie. Le seul homme politique contre lequel il ne peut rien est un mort.

A-t-il vu votre film ?
Je sais juste qu’il aurait appelé le distributeur israélien pour avoir son opinion, et que le distributeur lui aurait répondu qu’il ne l’avait pas vu. Pas mal, non ?

Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin est-il l’œuvre d’un chercheur, d’un historien ou d’un lanceur d’alerte pour l’avenir ?
Un peu les trois. Il est le fruit d’un immense travail d’investigation préalable, il se sert du présent pour éclairer le passé et tracer un chemin vers le futur, et il entend effectivement administrer une piqûre de rappel aux consciences d’aujourd’hui. Que se serait-il passé si Rabin n’avait pas été assassiné et s’il avait été réélu ? Je n’en sais rien, et je n’ai pas la prétention de croire qu’un film puisse changer le monde.

Interview Bernard Achour

Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin d'Amos Gitaï est actuellement en salles.