Anurag Kashyap représente la nouvelle génération des cinéastes indiens indépendants. S’il fallait lui trouver un équivalent, on pourrait évoquer un jeune Francis Ford Coppola, toutes proportions culturelles gardées, bien évidemment. A tout juste 40 ans, il a déjà une colossale filmographie derrière lui, aussi bien en tant qu’acteur, réalisateur, scénariste et producteur. Son dernier film, Gangs of Wasseypur, raconte sur près de six heures une guerre opposant deux familles de gangsters sur plusieurs générations.Dans Gangs of Wasseypur, des familles s’affrontent sur plusieurs générations pour des raisons culturelles, politiques  et religieuses. Est-ce qu’un public occidental ne risque pas de passer à côté de certaines complexités ?De fait, c’est un film très complexe et qui traite de problèmes spécifiquement indiens. Si vous voyez le film avec un public mélangé, vous verrez que ceux qui rient le plus fort sont des Indiens. Et ils sont particulièrement attirés parce qu’ils n’ont jamais vu ces choses sur un écran auparavant. Il est possible qu’il y en ait trop, trop vite, ce qui peut s’avérer difficile à suivre, parfois. Lorsque le film sortira en DVD, vous pourrez faire des pauses, prendre le temps de le digérer.Sa durée le rapproche plus d’une mini série que d’un long métrage ordinaire.C’est vrai et au marché du film, certains acheteurs ont voulu l’acheter comme une mini série. Pour moi, c’est comme un roman que j’aurais filmé. Je n’ai pas fait attention à la durée qu’il aurait. Au départ, l’important était de tourner l’histoire en entier. C’est au montage que nous nous sommes demandé sous quel format le sortir, mais je tenais à tout tourner.La trilogie du Parrain, ou Les Soprano vous ont-ils inspiré ?Non. Mais j’entends souvent ces références. Il y a forcément des ressemblances parce que l’histoire court sur des générations. Elle traite d’une famille de criminels et elle évoque tous les changements politiques qui ont lieu dans le pays. Je tenais à raconter cette histoire, parce qu’elle est très spécifique à cette partie de l’Inde et n’avait jamais été racontée avant. On en retrouve des variantes dans de nombreuses parties du pays. Elle a donc des résonances partout. D’autre part, les problèmes actuels de l’Inde sont causés en majorité par les ressources naturelles, comme en Afrique. Je voulais aller au cœur de cette question du partage des ressources. Les citoyens s’attendent légitimement à recevoir leur part, alors que le gouvernement ne sert que quelques privilégiés. Et la plupart du temps, c’est de là que partent les violences. La pauvreté, la faim, tout vient du prix du baril de brut. J’ai essayé de le montrer à travers l’histoire d’une famille. Pour les besoins du scénario, nous avons pris quelques libertés avec la réalité mais dans les grandes lignes, nous en sommes très proches.Même pour un film de gangsters, on trouve une quantité surprenante de sexe, de violence, de drogues. Quels sont vos rapports avec la censure ?A l’heure où je vous parle (à Cannes en mai 2012), le film n’est pas encore passé en commission, mais je pense que nous aurons moins de problèmes avec la violence et les drogues qu’avec la politique. Parce que le film plonge aux racines du conflit qui oppose les deux familles. Le tout début du film parle de gens ou de leurs descendants qui sont encore vivants. Ca peut poser un problème. Un autre problème peut venir du fait que nous citons les vrais noms de politiciens. Mais au besoin nous nous battrons. La censure en Inde a évolué. Les membres de la commission sont très mûrs.  Ils savent reconnaître un contexte. Je ne me fais pas beaucoup de soucis.Cette évolution ne vient-elle pas du fait que le monde s’ouvre et que toute l’information devient disponible ?C’est vrai. Les politiciens du pays ont très peur des réseaux sociaux. Tout est débattu et discuté aujourd’hui, et les dirigeants cherchent à contrôler cet espace de liberté.Le film a t-il été réalisé dans l’indépendance ?Il a été financé par un studio. Mais l’approche de la mise en scène est plutôt indépendante, comme ça a été le cas pour mes autres films. Celui-ci a coûté près de 45 millions de dollars, ce qui est très cher pour un film sans stars. Mais en réalité, nous aurions eu besoin de beaucoup plus ! Nous avons tourné en contrebande avec des caméras cachées. Comme nous ne pouvions pas construire une mine à ciel ouvert pour y faire jouer des acteurs qui volent du charbon, nous avons donc filmé de vrais voleurs ! Notre approche était de cet ordre tout du long. Un aspect documentaire au service d’un récit historique. Le résultat final est ce mix inhabituel où le style naît de la nécessité. La forme a suivi le contenu.Les numéros musicaux se mélangent très bien. Quelle a été votre approche ?La musique joue un rôle essentiel en Inde. Elle est partout. Mais j’ai un problème avec la façon dont elle est généralement utilisée à Bollywood : l’histoire s’interrompt avec une chanson et une chorégraphie. Je voulais utiliser une musique ancrée dans la culture locale, et d’autre part, que les chansons fassent avancer l’intrigue. La musique voit ce que les personnages ne voient pas forcément. Elle exprime l’ironie, l’atmosphère, et reste à l’arrière-plan.Souvent, vous utilisez l’humour contre vos personnages. Pourquoi?C’est parfois improvisé, mais c’est aussi délibéré. Les gangsters dans le film sont assez stupides, ils ne font pas de plan, ils attendent seulement l’occasion de passer à l’action. Obsédés par Bollywood, ils se prennent pour des héros, mais n’ont pas l’énergie et le charisme nécessaires. J’ai voulu garder cette dimension humaine, ce qui les met dans des situations parfois ridicules. Par exemple, c’est par souci de réalisme que j’ai voulu tourner une poursuite dans un embouteillage. Il y en a sans arrêt en Inde.Vous êtes producteur, réalisateur, scénariste et acteur. Comment faites-vous pour cumuler les fonctions?C’est facile parce que je le prends comme un hobby. Je fais ce qui me plaît le plus. C’est ma vie et ma profession. Ma famille ne me retient pas. Ca rend les choses faciles, d’autant que beaucoup de monde me soutient.Propos recueillis par Gérard DelormeGangs of Wasseypur Part 2 : sortie en salles le 26 décembre 2012