Drôle de film que La Crème de la crème. Mi Sorkin mi-Houellebecq, le nouveau Chapiron tire le portrait d’une génération (Y) sans héros ni croyance, pour qui tous les rapports sociaux sont marchands. C’est sans doute l’aspect le plus fort du film : cette manière de capter la réalité d’une jeunesse, ses codes, ses gestes, sa langue aussi, et son phrasé. Mais son film révèle certaines limites et plutôt que de le condamner on a voulu en parler avec lui. De sa mise en scène qui tente l’équilibre entre fougue réprimée et sécheresse romanesque, de son sujet qui pourrait paraître un peu dépassé… Questions (directes) réponses (fuselées) avec un cinéaste qui sait ce qu’il veutKim, on se parle franchement du film ?Ca vaut mieux non ?Je dis ça parce que j’ai des réserves. J’aime beaucoup certaines choses, mais d’autres m’ennuient un peu…Cool. On va discuter. Et je suis prêt au débat – c’est ce que je préfère. C’est toujours plus intéressant je trouve… Qu’est-ce qui te dérange par exemple ?Commençons par le sujet. Les écoles de commerce et les débordements sur le campus, c’est pas un peu has been ? C’est un sujet qu’on traitait dans les magazines il y a 10 ans…D’abord il n’y a jamais eu de film sur le sujet. Et je pense que c’était précisément maintenant qu’il fallait le faire. Il y a 10 ans, les banquiers étaient les superhéros de notre époque, ceux qui avaient plein de thune, plein de meufs… Aujourd’hui, on les déteste et cette évolution dit des choses sur notre société. Mais j’espère que tu as compris que le vrai sujet de mon film n’est pas là. Ce n’est pas le campus, ce sont les personnages et leurs sentiments.Ca c’est l’autre problème que j’ai avec La Crème de la crème… Je ne comprends le message du film que dans le dernier plan.Je n’aime pas le mot, mais ce serait quoi pour toi le message ?La Crème de la crème est une love story.T’as tout gagné. Mon but, ce n’était effectivement pas de parler du côté immoral de ces écoles ; je ne voulais pas être un petit scientifique qui objective ses personnages, les regarde comme des rats pour montrer à quoi ressemble la vie de ces jeunes… Le cynisme c’est pas mon truc et le point de vue moral j’en n’ai rien à cirer. Ce qui me fascinait c’était l’histoire d’amour dans ce contexte-là. Dans ces boîtes on leur apprend à dominer l’autre, mais quand ils se prennent les sentiments dans la gueule ça fait mal. HEC c’est l’apprentissage de la domination. Ces types là ont un rapport cynique à la vie et au réel. Du coup, raconter une histoire d’amour dans cet environnement devenait génial. C’était un défi : pour eux et pour moi. Mais en te mettant à distance, en refusant de jouer les codes du genre, en avançant masqué, tu perds le spectateur… Comme mon trio, complètement paumé. Mon principe c’était d’être du côté des personnages. Tu te poses des questions ? Tu te demandes où je t’embarque ? Mais c’est parce que je préfère subir la noirceur, vivre la peur de mes héros, pour à la fin, sortir la tête hors de l’eau et respirer un bon coup. Je suis à leur service.Pas de tous. Prends Jaffar, le personnage est génial, l’acteur dément. Et pourtant tu l’abandonnes brutalement. Je n’arrive pas à savoir si c’est une faute d’écriture, ou si t’essaies de me dire un truc à ce moment-là. En tout cas, c’est hyper frustrantMais je le revendique ça. J’aime la frustration et la contradiction. Faire disparaître ce personnage incroyable, c’était créer le manque, et laisser le spectateur espérer. On a vachement parlé avec Noé (Debré le scénariste). J’ai toujours pensé que donner une fin à un personnage secondaire, c’était violent. Quand tu vois vivre un type, clore sa trajectoire c’est asphyxiant. Là, Jaffar disparaît mais il continue à vivre… Au fond son arc est celui du film : au début c’est un consommateur qui se branle avec des lunettes 3D, veut avoir un maximum d’expérience ; et il finit amoureux. À travers lui, on raconte le film et je crée un peu de complexité.Tu parles du manque et des creux des personnages : la scène où ils vont chez Alice est super frustrante. Je comprends ce que t’essaies de faire (le viol de son intimité), mais pour moi la séquence n’est pas à la hauteur de la violence subie.C’est marrant que tu me dises ça parce qu’on a fait sauter une scène ici. Un truc trop violent qui était un peu plus explicite. Du coup, ta frustration, là, je la comprends et c’est vraiment de notre faute.Pourquoi avoir enlevé la scène ?Elle me semblait déplacée. Dans l’arc du film, ça m’emmenait ailleurs et franchement, je « tuais » mes personnages. C’était trop dur, presque masochiste… On se gourait de propos franchement.Mais il me manque un truc explicite ici. Je vois bien l’idée (filmer ça comme une scène d’horreur, limite de viol), mais c’est presque trop… subtil. Pendant la scène je pensais à Kechiche et…C’est fou ! J’y ai pensé aussi et je me suis dit que le mec en prenait plein la gueule. Pour La Vie d’Adèle tout le monde lui est tombé dessus pour les scènes des boulettes et des pates. C’était le premier truc négatif qu’on retenait de La Vie d’Adèle.Pourtant, ça te permet d’installer tes personnages d’un coup.Je suis d’accord ! Mais là c’était vraiment trop violent. Choquant. Et pour être franc, les acteurs ne comprenaient pas la scène et ils avaient l’impression qu’on cassait leurs personnages. On les explosait et pour rétablir l’équilibre il m’aurait fallu 30 minutes de film en plus…Je voulais te parler de la mise en scène du film…Ah ! Nous y sommes…C’est toujours très froid en terme de style, très calculé…Je n’aime pas tellement le terme de froideur… J’ai résolument opté pour une mise en scène détachée, en tout cas peu démonstrative. Je ne voulais pas que ça devienne le sujet du film… Franchement des mouvements de grue sur le campus, des plans-séquence de malade pour briller : ça ne m’intéressait pas. Je ne pouvais pas raconter l’histoire avec ma mise en scène, il fallait juste que mon regard les accompagne. Même s’ils font des trucs terribles, j’ai de l’empathie pour eux.Mais cette mise à distance accentue une sensation qu’on a très vite. La Crème de la crème ne résiste pas à la comparaison avec The Social Network. Tu ne t’es jamais dit qu’on l’avait déjà vu ce film ?J’adore Social Network ! J’aime la manière dont Fincher et Sorkin ont capturé leur époque et ta comparaison me flatte. Mais on ne travaille pas sur le même sujet. Quand j’ai lu le script de Noé, j’ai trouvé tous les thèmes qui me touchent - et qui ne sont pas ceux de Social Network. J’adore la manière dont il décrit la génération Y, la jeunesse d’aujourd’hui coincée entre le cynisme et l’apprentissage des sentiments. Rien à voir avec le Fincher.C’est plus qu’une simple référence. Tes personnages éloquents qui s’effondrent, ce sont des héros sorkiniens, non ?C’est vrai que comme chez Sorkin, nos personnages sont brillants et t’emmènent dans des endroits du discours que ni toi ni moi ne maîtrisons. J’aime écouter des gens brillants me parler sans forcément tout comprendre et j’aime mettre mes personnages en situation de faiblesse… Je comprends ta critique, mais je peux t’assurer un truc : j’ai pas mal tourné avec le film et personne ne m’a parlé de Social Network. Je crois que le public ne veut pas décrypter ou traquer les références.Une dernière question : tu as filmé les délibérations du conseil de discipline ?Ah ah ah ! C’est drôle ça… Non et tu sais pourquoi ? Précisément parce que pour moi ca n’a jamais été un film de mafia, mais toujours un film d’amour. Tel que je l’imaginais, La Crème de la crème ne pouvait pas être un film sur l’ascension et la chute…Interview Gaël GolhenLa Crème de la crème de Kim Chapiron, avec Thomas Blumenthal, Alice Isaaz et Jean-Baptiste Lafarge sort demain dans les salles
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