Ce qu’il faut voir en salles
L’ÉVÉNEMENT
LA ZONE D’INTERÊT ★☆☆☆☆
De Jonathan Glazer
L’essentiel
La presque Palme d’or à Cannes achève la transformation du « film de Shoah » en terrain d’exercice théorique et d’expérimentation formelle, sans éviter aucun des écueils habituels de ce qu’il faut bien appeler un genre, désormais.
Montrer, ne pas montrer, dire ou ne pas dire, Jonathan Glazer connaissait tous les pièges et il n’est de toute façon pas cinéaste à se jeter à l’abordage sans réfléchir. Le théorème de La Zone d’intérêt, c’est la présence perpétuelle, obsédante de la machine génocidaire, aux moments les plus intimes, tendres et (en apparence) anodins. L’effort de reconstitution est maniaque, la précision technique absolue. Pourtant, Glazer se prend les pieds dans le tapis. L’enjeu était de s’inscrire dans l’histoire de la (non) représentation des camps de la mort, pour dire qu’en matière de Shoah, le hors champ est aussi insoutenable voire, en ce qui concerne les protagonistes eux-mêmes, encore plus odieux. Sauf que le cinéaste ne laisse rien hors champ, justement. Ni le sang, ni les restes humains, ni la fumée rougeoyante du four crématoire. Le film s’accable lui-même d’une double peine : trop scolaire tout en contredisant maladroitement sa propre doxa théorique en alignant les effets de sens, de rime et de choc, comme on checke une liste de courses au supermarché.
Guillaume Bonnet
Lire la critique en intégralitéPREMIERE A BEAUCOUP AIME
LA FERME DES BERTRAND ★★★★☆
De Gilles Perret
Plus proche d’Agnès Varda que de Frederick Wiseman, Gilles Perret filme une famille épanouie et incroyablement modeste, celle des Bertrand, qu’il avait déjà portraituré dans son premier film Trois frères pour une vie en 1997 après avoir vécu durant toute son enfance à côté de cette ferme de Haute-Savoie perchée dans les montagnes. En complétant les images de 1997 et 2022 avec des archives télévisées de 1972, le film offre une vision kaléidoscopique d’un métier encore trop peu mis en valeur, auquel Perret restitue toute son importance ainsi que son humanité, prenant ainsi le parti de montrer les purs moments de bonheur peuplant leur quotidien et pas uniquement les difficultés physiques et morales que celui-ci peut engendrer.
Yohan Haddad
MAMBAR PIERRETTE/ LES PRIERES DE DELPHINE ★★★★☆
De Rosine Mbakam
Avec Mambar Pierrette (l’histoire d’une couturière de Douala qui se fait voler sa machine) et Les Prières de Delphine (un docu suivant l’arrivée en Belgique d’une jeune Camerounaise en quête d’un avenir), Rosine Mbakam s’impose comme une voix puissante du cinéma contemporain. D’abord, pour la qualité avec laquelle elle parvient à mêler documentaire et fiction. Mais aussi pour la crudité du regard qu’elle porte sur ses deux héroïnes, qui ont en commun d’être camerounaises certes, mais surtout d’être dominées voire parfois écrasées par des structures sociales. En ce sens, Les Prières… est peut-être le plus réussi : Delphine et la réalisatrice se sont rencontrées en Belgique, mais n’ont rien en commun sinon leur origine. Partant de leurs différences, la mise à nue de Delphine à travers le récit de son existence en devient aussi politique que bouleversante.
Nicolas Moreno
PREMIÈRE A AIME
ARGYLLE ★★★☆☆
De Matthew Vaughn
L'homme de la saga Kingsman creuse son obsession pour le monde de l’espionnage avec ce nouveau projet en forme de comédie d’aventure à la patte « vaughnienne » affirmée. On y suit Elly Conway (Bryce Dallas Howard), auteure à succès de romans d’espionnage mettant en scène l’agent secret Argylle (Henry Cavill). Mais quand les écrits de la solitaire Elly se rapprochent un peu trop des plans d’une véritable organisation secrète, des tueurs se mettent à lui coller aux basques et l’espion Aidan (Sam Rockwell) déboule soudainement dans sa vie pour lui sauver la peau… Fluo-pop et méta au carré, Argylle repose sur une intrigue à tiroirs où s’entremêlent la « réalité » et la fiction, Ce qui donne lieu à des effets de mise en scène et de montage franchement poilants, l’action poussant tous les potards dans le rouge (parfois jusqu’au cartoonesque). Un divertissement, un vrai, même s’il faudra pour ça accepter l’abus de fonds verts, des twists à n’en plus finir et un script imposant à Bryce Dallas Howard une dualité dont elle n’est tout simplement pas capable. Heureusement, Sam Rockwell donne beaucoup de sa personne pour assurer le show et meubler les quelques baisses de régime de l’intrigue, quitte à éclipser ses partenaires de jeu.
François Léger
Lire la critique en intégralitéTHEY SHOT THE PIANO PLAYER ★★★☆☆
De Fernando Trueba et Javier Mariscal
1976, 2 heures du matin, Buenos Aires. Le pianiste brésilien Francisco Tenório Jr, précurseur de la Bossa Nova, sort de chez lui et disparaît sans laisser de traces, peu avant le coup d’état militaire argentin. Trente ans plus tard, Fernando Trueba découvre ce virtuose oublié sur un CD de musique brésilienne. Commence alors une investigation à rebondissements autour du mystère de cette disparition, durant laquelle le réalisateur invoque la mémoire et récolte les témoignages de ceux qui ont connu Tenório. Pensée en prises de vue réelle, cette quête de vérité prend la forme d’un documentaire animé qui suit l’enquête de Jeff, un journaliste de musique new yorkais. Bien plus qu’un besoin d’élucider l’affaire, They Shot The Piano Player s’emploie à sanctifier un artiste déchu et à faire éloge de son art. Avec réussite.
Lucie Chiquer
Lire la critique en intégralitéSOUS LE VENT DES MARQUISES ★★★☆☆
De Pierre Godeau
Narrant l’histoire d’un acteur en plein doute qui s’apprête à jouer Jacques Brel dans un film mais essaie en même temps de renouer avec sa fille qu’il a longtemps délaissée, Pierre Godeau (Raoul Taburin) livre un récit intimiste qui fait écho aux rapports qu’il a pu avoir avec son propre père Philippe, producteur (Le Huitième jour…) et cinéaste (Le Dernier pour la route…) à succès. On ne verra pas ici les îles Marquises du titre mais la Bretagne, filmée comme un territoire de réconciliation où se frottent réalité et fiction. Une des belles idées est ainsi que le monde du cinéma, qui semblait au départ avoir causé l’éloignement entre ce père et cette fille, devient finalement le terrain d’entente permettant de restaurer les liens affectifs. Dans ce cadre chaleureux, le duo formé par François Damiens (lui-même fan de Brel) et Salomé Dewaels (Illusions perdues) trouve une épatante alchimie, à l’apaisante mélancolie.
Damien Leblanc
LEO, LA FABULEUSE HISTOIRE DE LEONARD DE VINCI ★★★☆☆
De Jim Capobianco et Pierre- Luc Granjon
2023 a été peuplée de tels sommets d’animation en tout genre (de Mars express à Mon ami robot en passant par Linda veut du poulet !) que la barre de nos attentes a encore monté d’un cran. Mais ce Léo n’a pas à rougir de la comparaison. Un charme fou et une inventivité permanente dominent ce portrait en stop motion et 2D de Leonard de Vinci (quand il quitte l’Italie pour rejoindre la cour de François 1er) et de ses mille vies (peintre, sculpteur, scientifique, architecte, musicien, écrivain…) symbolisées à l’écran par un jeu savamment orchestré entre différents styles d’animation. En duo avec le co- scénariste de Ratatouille, Jim Capobianco, Pierre-Luc Granjon raconte un inventeur azimuté et génial confronté aux forces de la raison dictées par un Roi avide de grandeur mais refusant que ces extravagances ne fassent de lui un sujet de moquerie. Son film s’adresse évidemment aux plus jeunes mais sans se faire abêtissant. Et les plus grands ne bouderont pas leur plaisir.
Thierry Cheze
Lire la critique en intégralitéMA PART DE GAULOIS ★★★☆☆
De Malik Chibane
Libre adaptation du roman autobiographique de Magyd Cherfi (membre fondateur du groupe Zebda), le nouveau film de Malik Chibane, qui réalisa entre autres Douce France en 1995, suit le parcours de Mourad, adolescent à la vie familiale haute en couleurs qui entreprend d’obtenir son bac général au début des années 1980. En s’inspirant de la comédie italienne et de ses situations poussées à l’absurde, le cinéaste réussit un joyeux traité d’émancipation qui décrit la prise de confiance d’un enfant d’immigrés algériens développant sa créativité dans le Toulouse de 1981. Reconstituant toute une époque (mention spéciale à l’élection de François Mitterrand vue à travers les yeux d’un père encore marqué par la guerre d’Algérie), ce plaidoyer pour le goût du partage républicain séduit par son énergie communicative et par la pertinence d’un discours antiraciste qui se révèle en 2024 d’une vivifiante modernité.
Damien Leblanc
LE BONHEUR EST POUR DEMAIN ★★★☆☆
De Brigitte Sy
Laetitia Casta fête ses 25 ans de cinéma en tenant le rôle central du troisième long de Brigitte Sy : la femme d’un petit voyou dont le quotidien morne va soudain s’éclairer grâce à un coup de foudre. Sauf que le nouvel élu de son cœur (Damien Bonnard) n’a rien d’un prince charmant. C’est un braqueur qui, dans la foulée va être condamné à une lourde peine de prison. Brigitte Sy connaît bien l’univers carcéral. Elle l’avait déjà mis en scène dans Les Mains libres, inspiré par sa propre vie. Sa maîtrise du sujet offre un écrin parfait à cette histoire d’amour passionnelle. Mais Laetitia Casta, par sa crédibilité immédiate dans la peau de ce personnage, par sa capacité à jouer les femmes amoureuses à qui aucun obstacle ne fait peur sans que jamais on voit les coutures de son interprétation, emmène le film encore plus loin. Et ses face- à- face avec Béatrice Dalle (qui joue la mère de Bonnard) sont de purs bijoux.
Thierry Cheze
A MAN ★★★☆☆
De Kei Ishikawa
Nouvelle étoile du cinéma japonais, le quadragénaire Kei Ishikawa a été multi-primé aux derniers Japan Academy Prize pour ce captivant film qui débute comme un tendre récit sentimental avant de virer au vertigineux thriller psychologique. Suite à la disparition de son époux, une jeune femme découvre en effet que celui-ci avait menti sur son identité et elle engage un avocat d’origine coréenne qui va lui-même se heurter à la complexité des quêtes identitaires. Changeant de genre filmique au fur et à mesure que se déploie sa réflexion sur les évolutions des individus, A Man s’avère d’une grande élégance stylistique. Il faut dire que le cinéaste a étudié à la prestigieuse école de cinéma de Lodz, en Pologne. Sa mise en scène, qui bénéficie de cette double appartenance japonaise et polonaise, fait ainsi briller de mille feux ce troublant drame consacré aux mutations masculines et aux désirs d’ailleurs.
Damien Leblanc
LES LUEURS D’ADEN ★★★☆☆
De Amr Gamal
Discret, le cinéma yéménite continue d’être entravé par des décennies d'instabilité politique. Pourtant, quelques-uns osent aujourd’hui s’y aventurer. Amr Gamal en fait partie. Déjà en 2018, avec 10 Days Before the Wedding, il s’attaquait aux conséquences de la guerre sur un couple désirant se marier. Cette fois-ci, dans Les Lueurs d’Aden, un couple déjà marié cherche à se faire avorter, ne pouvant assumer un quatrième enfant. En s’accordant à écouter les rares instances religieuses qui affirment que l’IVG est possible avant 120 jours de grossesse, Isra’a et Ahmed commencent alors leur errance, désespérés de trouver quelqu’un prêt à les aider. En évoquant l’avortement lorsqu’il se heurte aux principes religieux, le réalisateur livre une chronique intrinsèquement politique qui touche du doigt le documentaire sans jamais tomber dans le drame social. D’une poignante véracité.
Lucie Chiquer
NUIT NOIRE EN ANATOLIE ★★★☆☆
De Özcan Alper
C’est une histoire qui se poursuit à l’ombre d’un mort. Après sept ans d’absence, Ishak revient dans sa péninsule anatolienne natale pour veiller sur sa mère malade. Grand gaillard au regard sombre, il semble porter sur ses seules épaules la culpabilité de tout un village. De flashbacks en cauchemars, Özcan Alper met peu à peu son spectateur sur la trace du disparu. Il s’appelait Ali, avait les yeux clairs et les cheveux blonds façon ange blond de Visconti. Il était différent des autres: lettré, écologiste et sans doute trop délicat pour être un homme, un vrai. Variation du As Bestas de Rodrigo Sorogoyen dans la forme, Nuit noire en Anatolie est servi par sa photographie somptueuse et son portrait, très juste, de la Turquie rurale. Le cinéaste pose un regard cru sur ces territoires reculés et brumeux desquels personne ne part ni ne vient. Ces enclaves où la différence est une tare, où l'obscurantisme et les réflexes virils font loi.
Emma Poesy
Retrouvez ces films près de chez vous grâce à Première GoPREMIÈRE A MOYENNEMENT AIME
L’ETOILE FILANTE ★★☆☆☆
De Dominique Abel et Fiona Gordon
Un barman vivant clandestinement depuis son implication dans un attentat, traqué par une de ses victimes, croit trouver son salut dans sa rencontre avec son sosie, homme dépressif, qu’il fait passer pour lui… sans se douter que l’ex- femme de ce dernier, détective, va se mettre à sa recherche. Vous l’aurez compris, les quiproquos en tout genre constituent le cœur battant du nouveau film du duo Abel et Gordon. Comme depuis leur premier long, L’Iceberg, les ombres de Tati, Chaplin et Kaurismäki planent sur leur manière d’écrire et mettre en scène des récits ambitionnant un décalage poétique face à la violence du monde. Pour quiconque découvrira leur travail avec L’Etoile filante, nul doute que le charme opèrera. Mais pour les autres, il s’en dégage un sentiment de bégaiement, d’une difficulté à se renouveler dans un univers ultra- codifié qui, par ricochet, finit par sonner hélas artificiel tant on n’y voit plus que les coutures.
Thierry Cheze
PREMIERE N’A PAS AIME
AMELIA’S CHILDREN ★☆☆☆☆
De Gabriel Abrantes
Un homme d’une trentaine d’années, orphelin depuis sa naissance, découvre sur le tard qu’il a un frère et une mère. Il part à leur rencontre, dans leur grande demeure au fond des bois, où semblent se dérouler des choses pas très catholiques… Gabriel Abrantes, co-réalisateur de Diamantino en 2018, s’essaye à l’horreur. La chevelure très voyante qu’arbore l’acteur Carloto Cotta quand il se dédouble pour jouer son frère jumeau est sans doute censée nous dire qu’il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux. Abrantes tente un film de flippe au premier degré et demi, saupoudrant de petits clins d’œil amusants (la maman aristo agonisante au look inspiré par la très fantasque duchesse d’Albe) ses considérations sur Œdipe, l’inceste et le fantasme de jeunesse éternelle. Mais il s’égare surtout dans l’inventaire des poncifs du film de sorcière et du huis-clos parano – même pas traités de façon camp, ou décalée, juste mortellement ennuyeuse.
Frédéric Foubert
Et aussi
Les affaires sont les affaires, de Christian Chauvaud
La Forêt, c’est la classe !, de Daniel Schlosser
M. et Mme Toutlemonde, de Jean- Pierre Noirey
Les reprises
Bellissima, de Luchino Visconti
Underground, de Emir Kusturica
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