En trois films, Kenneth Branagh a dépoussiéré le détective belge. Mystère à Venise, plus que les deux précédents, lui confère une humanité et confronte Poirot à ses propres failles.
On connait sa sentence définitive sur le personnage : « C'est un petit vieux égocentrique et détestable ». À la fin de sa vie, Agatha Christie avait fini par détester Hercule Poirot. Sans doute prononcée pendant une crise de création artistique particulièrement aigue, cette phrase en disait long sur le rapport amour-haine qu’entretenaient la reine du crime et le roi de l’enquête. On peut expliquer cela de différentes manières. Mais la plus probable, c’est la place envahissante qu’avait fini par prendre le détective belge dans la carrière de l’auteure.
Né en 1920 dans La Mystérieuse affaire de Styles, Poirot fut le héros de 80 aventures et on sait, grâce à son fidèle compagnon le capitaine Hastings, à quoi il ressemblait : « Taille : un mètre soixante environ ; tête ovale, un peu penchée de côté ; yeux qui jetaient des reflets verdâtres lorsqu'il était excité ; moustache militaire très raide ; un air d'une impressionnante dignité ». Pour le reste ? Poirot reste insaisissable. Essayez de définir Sherlock Holmes ou James Bond !
Le propre de tous les plus grands mythes de la pop culture c’est précisément d’être évanescent et Poirot ne fait pas exception. Ce sont des héros dans lesquels tout le monde peut se projeter ; et plus indéfinis ils sont, plus fort est leur impact. Poirot c’est donc un esprit d’escalier, du snobisme, de l’arrogance, un accent belge. Et une moustache, « bouclée vers le haut, la plus belle d’Angleterre ». Un pur esprit, une mécanique intellectuelle à laquelle rien ne résiste. À partir de là, tout est possible. Particulièrement pour son incarnation à l’écran. Au cinéma, Albert Finney et Peter Ustinov en ont tiré des interprétations inoubliables. Albert Finney en fit un personnage sérieux, intense, presque animal. Un prédateur. À l’autre bout du spectre, Peter Ustinov était lui plus chaleureux, plus bonhomme. Ses enquêtes étaient ludiques et pleines de surprises. Puis vint David Suchet, à la télé. Sa moustache était trop fine, mais sa composition, plus sombre que les autres, tentait de donner un peu de caractère au belge.
Quand Kenneth Branagh déboule dans le jeu, il cherche d’emblée une clé d’entrée pour s’approprier et même réinventer le personnage. L’acteur fait un pari risqué : il va lui donner de l’épaisseur, une histoire, un passé. Une consistance. Là où les comédiens précédents collaient à une image de papier glacé, Branagh décide donc d’insuffler de la vie dans cette enveloppe essentiellement décorative. C’est le coup de génie de Mort sur le Nil, deuxième opus de la série. Au milieu du film, le cinéaste racontait pourquoi Poirot portait sa célèbre moustache. En faisant l’archéologie de son appendice velu, Branagh conférait au personnage une véritable humanité. Il lui donnait une vie de souffrances et de déceptions. Ce que confirme James Pritchard, arrière-petit-fils d’Agatha Christie et producteur des films :
« Branagh et son scénariste Michael Green ont amené une profondeur à Poirot qui n’était pas dans les livres de mon arrière-grand-mère. Toute la backstory imaginée dans Mort sur le Nil était absente du roman par exemple. C’est ce qui m’a immédiatement séduit. Cette idée qu’ils allaient analyser et enquêter sur Poirot ».
Comme Daniel Craig l’avait fait avec Bond, Branagh rendait en fait son héros… mortel. Par petites touches, le réalisateur-acteur regardait vers l’intérieur du personnage, lui faisait lâcher les purs territoires de l’esprit pour interroger ses émotions. Quelques rares indices nous laissaient donc imaginer son passé ; on déterrait ses squelettes, et même (de manière symbolique), on le mettait à nu… Son intelligence supérieure n’était plus un (super) pouvoir, mais quasiment une fatalité. Sous les dehors du blockbuster rutilant, le réalisateur de Hamlet tirait les livres vers la tragédie existentielle. Il était au fond moins question de fidélité aux livres de Christie que de rendre ce personnage plus réel, plus tangible. « Et il avait surtout la plus belle moustache jamais vue ! », insiste Pritchard.
Mystère à Venise est le meilleur des Hercule Poirot [critique]Mystère à Venise trace ce sillon, et va même plus profond. L’idée sur le papier est absolument géniale : en adaptant librement une œuvre moins célèbre de Christie, Branagh creuse les failles de Poirot. Méconnu du grand public, mais adoré par les fans, La Fête du potiron permet à l’acteur-cinéaste de confronter son héros au surnaturel et à l’horreur. Il plonge son « bloc de rationalité » dans un bain mystique.
« Kenneth voulait vraiment réinventer le personnage », explique Pritchard. « L’idée était d’abord d’abandonner l’imagerie carte postale qui colle aux aventures de Poirot pour jouer avec un genre différent. Si on doit continuer à faire des films, on ne peut pas faire et refaire constamment la même chose. Je vois ce long-métrage comme un nouveau départ. Et en tant que tel, c’est vrai, c’était risqué. Mais ça permettait de garder Poirot vivant. De lui faire rencontrer de nouveaux publics. Et d’essayer des choses nouvelles ».
Mystère à Venise fonctionne de fait comme un quasi reboot. Poirot commence ce film en étant un spectre. Brisé par la deuxième guerre mondiale, lessivé, c’est un homme meurtri qui vit reclus. Il a même cessé d’enquêter. Il n’est plus que l’ombre de lui-même jusqu’à ce qu’un nouveau mystère s’impose à lui. Cette fois, ce n’est pas une enquête comme les autres. Mystère à Venise va mettre Poirot face à ses propres contradictions et à ses propres œillères. Entre hallucinations, fantômes et spectres, lâché dans un irrationnel vénitien superbement produit, Branagh met son Poirot à rude épreuve. Les jump scares fonctionnent comme des électrochocs qui vont relancer la machine.
Au fond, Branagh explose le mythe pour découvrir l’homme. On quitte la légende pour rentrer dans l’humain. « C’est vrai qu’il lui donne une nouvelle humanité ! » acquiesce Pritchard. « Et c’est magnifique ! Je crois que Kenneth a compris le personnage de l’intérieur et c’est assez émouvant de voir cela. Je ne sais pas quel sera le futur… Mais il y a d’autres livres à adapter. On ne va certainement pas manquer d’inspiration. Et si Ken et Michael Green (le scénariste de la trilogie, NDLR) veulent en faire d’autres, on les accompagnera sans problème. »
Hercule est mort ? Vive Poirot. Le « petit vieux égocentrique et détestable » n’a donc pas dit son dernier mot.
Mystère à Venise, actuellement au cinéma.
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