Où est Anne Frank ?
Le Pacte

L’homme de Valse avec Bachir et du Congrès, fait sortir Anne Frank et son journal du musée pour libérer sa Mémoire.

L’intuition, c’est qu’une histoire ne peut pas éternellement se raconter d’une seule et même façon. Et l’Histoire, la grande, non plus, car rien n’est figé, ni le temps, ni le contexte dans lequel les récits se transmettent. Ce constat, Ari Folman l’a porté sur lui-même, dans l’époustouflant Valse avec Bachir en 2008, déconstruction/reconstruction de son expérience de soldat pendant la guerre du Liban au début des années 80 et de ce qu’il en restait vingt-cinq ans après, à lui, à son pays (Israël) et au monde. Des fragments, des réminiscences, de vagues souvenirs, mais pas de Mémoire avec un grand M. Vingt-cinq ans, cela semblait peu mais c’était un gouffre. C’était surtout in-extremis avant que le refoulé n’achève de tout engloutir.

Mémoire/mémoire, Histoire/histoire, Public/public… Quatre-vingts ans après la déportation de son personnage titre et de sa famille, Où est Anne Frank ! est une affaire de majuscules et de minuscules, donc de perspectives. Le film repose sur un postulat génial : Kitty, l’« amie imaginaire » à laquelle Anne Frank s’adresse dans son célèbre journal, prend vie. Elle s’incarne dans une Amsterdam contemporaine sous les traits d’une héroïne virevoltante, avec une mèche devant les yeux, de charmantes taches de rousseur et le pouvoir surnaturel de l’animation pour bondir sur les murs et échapper à ceux qui la pourchassent alors qu’elle essaye de retrouver la gamine de 13 ans qui l’invoqua une première fois en 1942. La retrouver elle, ou du moins son esprit, sa raison d’être, sa leçon, sa permanence. Le principe psychanalytique de Valse avec Bachir, son processus d’enquête mentale poupée russe et de levée de voiles progressive était déjà reproduit en partie dans Le Congrès (2013). « Dear Kitty » en est ici la représentation dynamique.

Dépositaire de ce qui se jouait dans l’appartement de la famille Frank, et au-delà dans Amsterdam et l’Europe entière des années 1940, la rouquine ré- imaginée par Folman est un fabuleux personnage témoin (au sens de repère), l’équivalent d’un Captain America sorti de la glace qui mesure par son décalage la marche du temps et l’étendue des dégâts. Elle est où, Anne Frank ? À la fois partout, à chaque coin de rue, et nulle part, comme une trace qui s’efface ou une pièce de musée qui sonne creux. Quelque part entre une distraction inconséquente (un oubli) et l’amnésie historique (l’Oubli). Un angle mort, un trompe-l’œil, une coquille vide. Il faut faire quelque chose, alors Folman fait ce qu’il sait le mieux faire : un dessin animé.

Lorsque le film a été montré à Cannes en juillet dernier, une partie des spectateurs (et de la critique) a été sévère envers les parallèles que le film s’autorise – et encourage – entre la déportation des Juifs au XXème siècle et l’errance des migrants au XXIème. Il faut affirmer que toute la puissance du projet de Folman se situe justement ici : en sortant du Journal, Kitty échappe surtout au musée, ce lieu mort devant lequel on fait la queue et triste mine, avant de passer par la boutique souvenir (avec un tout petit s) puis d’aller se promener sur des petits canaux mignons, entourés de magasins de décoration d’intérieur. Dans ce musée, dans cette visite, il n’y a que des touristes, du tourisme, et tout perd petit à petit son sens. On croit se rapprocher des choses, on s’en éloigne inexorablement.

Par son dispositif, Folman n’essaie pas de faire comprendre au public d’aujourd’hui, les enfants de ce siècle, que la crise des migrants est la reproduction du drame pivot du précédent. Il tente plutôt de rappeler que ce qu’on leur raconte du XXème siècle n’est pas une simple page de livre d’Histoire à tourner, ni une visite guidée sans âme mais un réel tangible, au même titre que celui, misérable, à côté duquel ils passent jour après jour en allant à l’école. Ce n’est pas le passé qui déteint sur le présent, mais le présent qui doit nous instruire sur le passé. Voilà où est Anne Frank, où elle a toujours été, quel a toujours été son rôle : redonner de la chair, de la vie, de la peur, du questionnement, de l’enfance, à un drame historique en danger de fossilisation. Un défi conceptuel et philosophique auquel le film se confronte à son tour. Quelque part dans cette œuvre composite où les époques, les inspirations graphiques et les techniques visuelles se fracassent les unes contre les autres, se nichent la trace vibrante du geste de cette adolescente juive, sa mémoire vive, son étincelle, sa flamme réanimée.

De Ari Folman. Avec les voix de : Emily Carey, Ruby Stokes, Sebastian Croft. Durée : 1h39. Sortie le 8 décembre 2021