Marielle Heller signe un beau film sur la compassion d’une sensibilité jamais mièvre, à contre- courant du cynisme de notre époque.
Son nom est Fred Rogers. De 1968 à 2001, il a animé à la télévision américaine Mister Roger’s Neighborhood, un programme éducatif qui a marqué des générations de téléspectateurs. Véritable phénomène aux Etats- Unis, son nom ne dit absolument rien ou presque en France. Pas plus que ceux du Claude Pierrard de Croque vacances ou de la Dorothée de Récré A2 ne sont parvenus aux oreilles des Américains. C’est ce qui explique sans doute pourquoi ce film centré sur ce personnage emblématique du petit écran américain n’ait pas eu les honneurs d’une sortie en salle de ce côté de l’Atlantique. A priori trop excluant. Mais il faut toujours se méfier des a priori. Car cet Extraordinaire Mr Rogers est précisément l’inverse. Loin du biopic auquel son titre peut laisser croire, Marielle Heller y déroule un récit - tiré d'une histoire vraie - aussi accessible qu’universel sur les chemins de la résilience. Et elle signe un film incroyablement enveloppant, dont on peut penser chaque minute ou presque qu’il va basculer dans la mièvrerie sucrée sans pourtant jamais s’y brûler les ailes.
Faire un biopic classique de Fred Rogers aurait de toute façon constitué un total contre- sens, eu égard à sa personnalité. Plutôt que de parler de lui, cet homme a en effet passé sa vie à écouter les autres et les inciter à se raconter pour soigner, par ces échanges, les fêlures, les douleurs, les violences enfouies qui les gangrénaient à petit feu. C’est précisément ce qui va se produire ici avec le journaliste d’Esquire, Llyod Vogel (Matthew Rhys, le héros de The Americans) sommé par sa rédactrice en chef, d’aller tirer le portrait de l’animateur- vedette. C’est peu de dire que Vogel y va à contre- cœur, pétri de certitudes, à commencer par celle de se retrouver devant un homme mielleux et dégoulinant de bons sentiments, manquant de ces aspérités qui font les meilleurs portraits.
Cette idée – qui constitue la colonne vertébrale de l’intrigue - est géniale. Car Vogel représente l’œil du spectateur face à Rogers. Comme lui, on se dit que forcément il y a un loup, que derrière le vernis se cache un immense cynique qui fait son beurre sur cet altruisme fabriqué. Mais il faut toujours se méfier des a priori… Car L’Extraordinaire Mr Rogers avance à contre- courant de son époque. Par son rythme volontairement lent mais jamais apathique. Par sa célébration au premier degré de la bienveillance, de l’empathie, de l’écoute… Rogers ne répond jamais aux questions volontiers ironiques et perfides de Vogel. Il fait bien mieux que ça. Il l’invite dans son monde et le pousse à se confier, à évacuer malgré lui sa rage et à aller se confronter à son père (Chris Cooper, comme toujours épatant) avec qui il entretient une relation aussi distante que violente. Un docteur des âmes capable d’opérer à cœur ouvert sans laisser de cicatrices.
Tout cela pourrait être grandiloquent, accompagné par une symphonie de violon tire- larmes. Or c’est une merveilleuse chanson de Nick Drake qui ouvre le récit et donne le la de la délicatesse infinie du propos qui va suivre et d’une mise en scène aussi discrète qu’inventive. A l’image de ce petit théâtre de Fred Rogers, une ville de New- York reconstituée en maquette, dans un geste que n’aurait pas renié Michel Gondry. Révélée par l’épatant The Diary of a teenage girl, Marielle Heller avait déjà confirmé les espoirs placés en elle avec Les Faussaires de Manhattan. Chez elle, nulle course à l’épate. Sa mise en scène discrète épouse simplement à chaque fois son sujet. Sans le surplomber, sans appuyer les choses. En prenant toujours un parti – de ton, de rythme, de couleurs… - sans jamais changer de cap en pleine traversée. Marielle Heller est une sacrée capitaine. C’est sans doute ce qui explique ce petit miracle qui se déroule sous nos yeux. Certes, L’Extraordinaire Mr Rogers n’est pas le chef d’œuvre de l’année. Mais on peut prendre le pari qu’aucun film cette année ne lui ressemblera par sa sincérité désarmante et hors mode.
Et puis, cerise sur ce gouleyant gâteau, il permet aussi une fois encore de savourer un Tom Hanks, plus que jamais héritier de James Stewart. Si L’Extraordinaire Mr Rogers ne succombe jamais à la facilité du chantage émotionnel, on le lui doit aussi énormément. Sa réalisatrice n’a pas peur de mettre en scène ce qu’on appelle avec un brin de mépris les bons sentiments, lui leur redonne leurs lettres de noblesse en les exprimant au premier degré avec un naturel aussi renversant que désarmant. Une leçon.
L’Extraordinaire Mr Rogers sort en achat digital et VOD ce mercredi 22 avril, puis en DVD le 17 juin.
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