Le réalisateur de The Wonder raconte ce projet atypique qui interroge les croyances et notre rapport au cinéma.
Dans The Wonder, le réalisateur chilien Sebastián Lelio, Oscar du meilleur film étranger avec Une femme fantastique, met en scène une infirmière anglaise qui débarque dans les confins irlandais encore marqués par la terrible famine qui vient de ravager le pays. Elle est là pour enquêter sur un étrange cas médical. Une jeune fille ne s’alimente plus et prétend se nourrir de la manne céleste. La communauté y voit un signe divin, elle une hérésie scientifique. Mais qui a raison ? Et qui croire ? Dans c thriller philosophique et cette fable très contemporaine, Lélio pose beaucoup de questions. Il a aussi accepté de nous donner quelques réponses.
Comment vous êtes vous retrouvé à tourner cette adaptation du roman d’Emma Donoghue ?
J’ai fait Désobéissance avec le producteur Ed Guiney. Et alors qu’on finissait le film, Ed m’a dit avoir acquis les droits du livre d’Emma. « Et ça pourrait t’intéresser ». J’ai commencé à le parcourir et accroché rapidement : cette infirmière anglaise convoquée par des bigots irlandais dans une ville perdue ; l’époque - le milieu XIXème ; cette jeune fille qui réussit à vivre sans manger et l’infirmière qui doit percer ce mystère. Ma première réponse fut émotionnelle : les deux femmes au coeur du récit me touchaient beaucoup. L’étrange sororité qui lie ces deux âmes me paraissait rare à l’écran. Et j’adorais l’idée du duel de personnages, mais surtout de philosophies. Parce qu’au fond, si j’ai eu envie de faire ce film, c’est pour le clash qu’il met en scène. Les rationalistes contre les fanatiques, l’opposition entre ces deux « vérités », la collision entre d’un côté la rigidité intellectuelle et spirituelle (de la part des fanatiques) et de l’autre l’approche plus élastique, plus humble de la science.
Cette opposition rejoint aussi les problématiques de l’époque…
L’héroïne est comme une enquêtrice qui arrive dans une communauté très fermée. Et cette communauté est sous la coupe d’une idéologie particulière : tout le monde obéit à Dieu. Et les femmes sont sous l’autorité des hommes. Ça vous rappelle quelque chose ? (Rires). Mais au-delà des échos avec les fake news d’aujourd’hui, le poids des religions ou certaines idéologies politiques, c’est le thème de la croyance qui m’intéressait.
Dans le film, chacun des hommes explique ce qui arrive à la fille par des biais différents, avec des narrations fictionnelles parfois opposées. Et le corps de cette petite fille qui est en train de dépérir devient le centre d’enjeux (politique, théorique, théologique…) très importants. Lib observe tout ça et tente de réveiller les consciences. Parce que derrière les interprétations, derrière les écrans de fumée et les dynamiques de pouvoir, il y a une chose réelle : la souffrance de cette gamine. Ça c’est réel.
C’est l’une des morales du film, l’autre c’est que la science peut être aussi vue comme une croyance…
La fiction et les récits sont partout dans nos vies. Et dans la science également. Mais la richesse et la beauté de la science c’est que sa vérité est un flux, toujours en mouvement, toujours élastique. Et qu’il faut constamment la reconquérir. L’extrême religiosité c’est exactement le contraire : quand les religieux ont trouvé la « vérité », ils ne bougent plus de leur position. Ils sont même prêts à tordre le réel pour que ça s’adapte à leur idéologie. Et je n’ai pas de problème avec ça… tant qu’on ne me l’impose pas.
Les croyances que vous examinez ne sont pas loin de celle qu’on met dans les images. Et depuis son plan d’ouverture très méta jusque’à la fin étonnante, The Wonder est aussi un film sur la fiction cinématographique et ses manipulations.
Il fallait forcément trouver une manière d’introduire le film lui-même dans cette interrogation sur les croyances. Parce qu’il n’y a pas de plus belle machine à fictions que le cinéma - qui déclenche une forme de croyance chez les spectateurs… Dans la séquence d’ouverture, le narrateur explique que les personnages et les acteurs croient à leur histoire avec beaucoup de dévotion et il demande au spectateur de croire aussi au film. Une fois qu’il a énoncé cela, il suspend l’incrédulité du spectateur et le récit commence. L’histoire peut advenir. Mais régulièrement, on casse le quatrième mur pendant le film (avec le retour de la voix off notamment) - histoire de montrer aux gens que, eux aussi croient à une fiction. Comme les personnages qu’ils voient vivre ! Les mécanismes de croyance à l’oeuvre au cinéma sont les mêmes que ceux qui nous font croire au reste. Méfiez vous de vos croyances et de ceux en qui vous croyez ! The Wonder est aussi une bonne occasion de se poser des questions : quel croyant êtes-vous ? Est-ce que votre croyance vous a été imposé ou est-ce que vous avez fabriqué votre propre histoire ? Est-ce que vous êtes flexible ou rigide ?
Après le Chili, vous avez tourné aux Etats-unis avec Gloria Bell et Désobéissance et vous êtes aujourd’hui partis encore plus loin de chez vous : dans l’Irlande du XIXème. Qu’est-ce qui vous pousse à tourner loin de chez vous et sur des sujets qui peuvent paraître très éloignés de votre quotidien ?
Je cherche toujours à voir comment être légitime pour raconter des histoires. The Wonder paraît effectivement à des années-lumières de mon quotidien, mais j’ai grandi au sud du Chili - très vert - dans les années 80, alors que sévissait une dictature très macho. Et j’ai vu la comédie que jouaient les hommes au pouvoir dans un pays très catholique. Je ne suis pas un expert de l’Irlande du XIX, mais par contre j’en connais un rayon sur les dynamiques de pouvoir complètement « fucked up »…
Vous aviez des références cinématographiques ?
On s’est beaucoup posé la question des références avec Ari Wegner, ma directrice photo. On a évidemment pensé aux films métas (français et italiens), notamment l’ouverture du Mépris, ou le générique de Fahrenheit 451, mais aussi la manière dont le héros de Birdman regarde la caméra… Et puis il y avait évidemment David Lean : l’ambition, l’échelle de La Fille de Ryan. Et La dernière piste de Kelly Reichardt. Mais le film qui m’a le plus habité c’est Ordet. Il y a dans le film, la la plus belle résurrection de l’histoire du cinéma. C’est d’ailleurs ce thème qui m’a fait faire le film. C’est un sujet tellement riche…
Comment avez-vous choisi Florence Pugh ?
J’ai écrit le scénario non seulement avec Emma et Alice Birch, une jeune dramaturge. Quand on a eu fini, j’ai tout de suite voulu le proposer à Florence et elle a dit oui immédiatement. Elle a un truc d’autorité et de présence qui donnait une intensité à son personnage. Et surtout face à une caméra, elle sait convaincre !
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