DR

Retour sur la carrière foisonnante d'un réalisateur à qui il n'aura finalement manqué qu'un vrai succès publicLa mort de Raoul Ruiz, vendredi 19 août, à l’âge de 70 ans, a plongé les amateurs de son cinéma dans une profonde tristesse et interroge les autres. Comment un cinéaste, qui a fait tourner les plus fameux comédiens français, de Michel Piccoli à Isabelle Huppert, sans parler des stars étrangères comme Marcello Mastroianni et John Malkovich, peut-il être si peu connu du grand public ?Après le succès en salles, l’hiver dernier, des Mystères de Lisbonne (pour un film de 4 h 30, en portugais et sans vedette), couronné par le très mérité Prix Louis-Delluc, les choses commençaient à changer. Mais on peut dire que ce réalisateur d’origine chilienne, installé à Paris depuis 1973 (où il s’était réfugié au lendemain du coup d’état de Pinochet), n’a pas eu de son vivant la reconnaissance qu’il méritait. Célébré par les revues ultra cinéphiles, Positif et Les Cahiers du cinéma, il n’a par exemple jamais reçu de prix à Cannes, et le seul César qu’il ait jamais obtenu a distingué son court métrage Colloque de chiens, en 1979.Ce qui a manqué à Ruiz, c’est un succès populaire pour un de ses films les plus accessibles : Généalogies d’un crime, avec Catherine Deneuve en psy qui se penche sur les tendances criminelles de son propre neveu ou Trois vies et une seule mort, avec un savoureux Marcello Mastroianni dans un triple rôle, qui lui permet de jouer les anges gardiens pour sa fille Chiara. Des films où son goût du cinéma de genre (polar et fantastique) se mariait efficacement avec son plaisir de conteur. Trois vies… commençait d’ailleurs sous la forme d’une histoire racontée à la radio par Pierre Bellemare (dans son propre rôle). D’autres rencontres inattendues parsèment l’œuvre de Ruiz, qui a fait débuter l’acteur Melvil Poupaud encore enfant dans La Ville des pirates, avant de le confronter à la chanteuse Sheila, dans son adaptation de L’ïle au trésor.De Shakespeare à Sheila Pour Ruiz, il n’y avait pas de hiérarchie dans la culture. Il a aussi bien adapté Balzac, Shakespeare, Proust et Racine que d’obscurs polars ou histoires à l’eau de rose qu’il investissait de son sens de l’humour noir teinté de surréalisme et de son goût pour un fantastique sud-américain, à l’ombre de Borges et de Garcia-Marquez. Aujourd’hui, il n’existe sans doute aucune filmographie complète de Ruiz tant l’homme savait s’adapter à tous les supports (16 et 35 mm mais aussi numérique) et à tous les formats (courts et longs métrages, fictions et documentaires). Boulimique de tournages (jusqu’à cinq ou six films par an), il promenait toujours avec lui une dizaine de projets qu’il pouvait brusquement abandonner s’il trouvait une autre opportunité : une mini-série pour la télévision chilienne sur un vaisseau fantôme (Littoral), une série B tournée dans un cimetière de Taïwan (l’inachevé The Comedy of Shadows) ou encore un film expérimental italien sur des dandys belges des années 1840-50 (Agathopédia). Trois exemples parmi d’autres de ses très nombreuses productions étrangères totalement inédites en France, qui laissent penser que même mort, Raoul Ruiz n’a pas fini de nous surprendre.Philippe Rouyer