Zal Batmanglij à Séries Mania
Franck Castel/ABACAPRESS.COM

Le cocréateur d'Un Meurtre au bout du monde et de The OA préside le jury de la compétition internationale de Séries Mania. Rencontre.

Après des débuts dans le cinéma indépendant (Sound of My Voice et The East), Zal Batmanglij et sa partenaire de travail Brit Marling secouaient le monde des séries en 2016 avec l'entêtant ovni The OA. L'année dernière, le duo était de retour sur petit écran pour Un Meurtre au bout du monde. Venu en solo au festival Séries Mania pour présider le jury de la compétition internationale, Batmanglij a trouvé quelques minutes dans son emploi du temps bien chargé pour répondre à nos questions.

Vous avez accepté d'être le président du jury de la compétition internationale du festival. Est-ce compliqué de juger ses pairs ?
[En français] Je ne trouve pas, parce que... [Il repasse à l'anglais] On revient à quelque chose d'enfantin quand on est simple spectateur. J'aborde le visionnage de ces séries avec un esprit très ouvert et je cherche avant tout l'authenticité.

Qu'est-ce qui est authentique pour vous dans une série ?
Ça peut être la performance de Claire Foy dans The Crown, l'amour de la nostalgie de Stranger Things, le désir d'aller au-delà des apparences dans I May Destroy You... Le problème, c'est que le scénariste peut avoir quelque chose de tout à fait authentique à dire, mais que le réalisateur ne parvienne pas à le transmettre. Et il arrive que ce soit l'inverse. Dans un monde idéal, il y a de l'authenticité à tous les niveaux.

J'ai l'impression que votre œuvre est construite sur une incompréhension du monde qui nous entoure. Comme si l'univers était un mystère absolu pour vous et Brit Marling, et que vous tentiez de lui redonner un peu de sens à travers la seule chose que vous comprenez vraiment : les sentiments humains.
C'est très vrai. Il n'y a pratiquement que de l'inconnu dans la vie. On est convaincus d'avoir tout pigé, mais c'est évidemment faux. Il suffit de se pencher un peu sur la physique des particules ou la physique théorique : en fait, nous ne savons vraiment rien. On a l'illusion que tout est stable, alors que nos esprits les plus brillants nous assurent du contraire. Les règles qui régissent l'univers sont très compliquées et bien plus étranges qu'on ne le pense. Et pourtant, nos histoires sont devenues plus conservatrices que jamais... L'autre jour je revoyais Shampoo d'Hal Ashby [avec Warren Beatty, Julie Christie et Goldie Hawn] et j'ai été frappé par cette... Je n'ai pas envie de dire « bizarrerie », parce que je trouve que c'est un terme péjoratif, mais disons cette liberté des films des années 70. Où est-elle passée aujourd'hui ? Je pense que nous sommes submergés par Internet. Bombardés d'informations. [En Français] Et on est fatigués... Fatigués des nouvelles idées qui émergent tout le temps, d'entretenir constamment un contact virtuel avec les autres... [En anglais] Tout ça participe à tuer la créativité et la liberté.

The OA
Netflix

On a connu un âge d'or de la série il n'y a pas si longtemps, mais les choses commencent doucement à se tasser. Les vrais chefs-d'oeuvre se font de plus en plus rares. Comment l'expliquez-vous ?
C'est très compliqué... Durant le premier âge d'or, ou du moins l'âge d'or que l'on a connu de notre vivant, on avait Les Soprano, Sex and the City, Six Feet Under... Des séries faites par des gens très expérimentés - David Chase a bossé trente ans avant d'en arriver là -, de vrais artisans à qui on a laissé la possibilité d'exploser le cadre. Et c'était grisant pour le public. Aujourd'hui, il n'y a plus ce niveau d'artisanat. Beaucoup de voix différentes peuvent s'exprimer, mais personne n'a trois décennies d'expérience derrière soi. Quand on a imaginé The OA avec Brit Marling, on n'avait jamais fait de série ! Il y avait quelque chose de frais là-dedans, et en même temps qu'est-ce qu'on aurait pu produire avec un bagage plus important ? Je suis très curieux de voir à quoi ressembleront les séries dans une trentaine d'années, quand les créateurs d'aujourd'hui auront pris de la bouteille.

Est-ce que la diffusion imposée par Netflix, à savoir rendre disponibles tous les épisodes d'une saison d'un coup, n'a pas aussi changé le rapport que nous entretenons collectivement avec les séries ?
Bien sûr, mais ce n'est pas forcément un mal. Avec Brit, on voyait The OA un peu comme un livre : on peut choisir de le dévorer en une nuit, ou bien se rationner à un chapitre par jour. Et cette vision coïncidait avec la façon dont Netflix cassait les codes de la diffusion traditionnelle. (Il réfléchit) Quand ils se sont lancés dans le streaming, c'était une période de liberté créative incomparable. Cette époque est désormais révolue.

Et le business model de Netflix a drastiquement changé en quelques années, ce qui a d'ailleurs coûté la vie à The OA au bout de deux saisons. Que pensez-vous de l'évolution de la plateforme ?
J'ai vu Netflix changer de modèle économique en temps réel, et je comprends très bien pourquoi ils l'ont fait : quand vous avez un phénomène comme Stranger Things, qui plaît autant aux gamins qu'aux trentenaires ou aux grands-mères, et que les Français, les Indiens ou les Américains s'y retrouvent, pourquoi vous ne tenteriez pas de faire de même avec toutes vos séries ? Mais ce qui se joue en ce moment va bien au-delà de Netflix. Le storytelling est un bien très précieux. Et si vous commencez à inonder les gens de séries, comme c'est le cas depuis depuis les cinq ou six dernières années, alors vous faites comme si le fait de raconter des histoires n'avait pas de valeur. Ça me rend triste, j'ai l'impression que tout sort d'usine. Je ne ressens plus l'artisanat là-dedans.

Un Meurtre au bout du monde
Disney+

En recevant son Oscar pour Oppenheimer, Christopher Nolan rappelait que le cinéma n'a qu'un peu plus de 100 ans et qu'on ne sait pas où il nous mènera à l'avenir. Comme les séries sont évidemment plus jeunes encore, diriez-vous que c'est une forme d'art en pleine adolescence, qui attend d'atteindre l'âge adulte ?
Tout à fait. D'ailleurs, j'ai vraiment envie de prendre du recul par rapport la série. Comme ça, je pourrai mieux l'analyser et y revenir en l'appréciant en tant qu'art à part entière. Qu'est-ce qu'une série, au fond ? On les regroupe toutes sous la bannière « télévision », mais ce n'est même plus de la télévision ! Je ne sais pas ce que c'est. Sûrement du long form storytelling, quoi que ça veuille dire. En tout cas, j'ai envie de retrouver le sentiment très spécial qui nous animait avec Brit quand on a commencé à travailler sur ce format. Idéalement, je voudrais poursuivre ce qu'on a commencé avec The OA et faire une série qui ressemble réellement à un roman. La première saison d'House of Cards se rapprochait de ça. Donc je crois qu'il est possible de créer des ponts entre ces deux formes d'art, même si je ne sais pas encore exactement comment y parvenir.

Vous disiez lors de votre masterclass à Séries Mania que vous avez écrit avec Brit Marling les trois dernières saisons de The OA...
On ne les a pas écrites, mais on a toute l'histoire en tête, jusqu'à la fin.

Est-ce qu'il vous semble encore réaliste de pouvoir tourner la suite ?
Oui, je crois que ça marchera un jour, mais je ne sais pas quand. Il faut que les astres s'alignent : quand les deux premières saisons ont vu le jour, toutes les conditions étaient réunies. Je pense que ça arrivera à nouveau. Je suis reconnaissant envers Netflix pour cette liberté qui nous a été accordée. L'aventure The OA a pris fin, mais ce n'est pas grave : je suis déjà content que la série ait pu exister. Il n'y a pas de rancoeur ou de colère de mon côté. Mais avec Brit, on n'est pas du genre à attendre qu'on veuille bien nous tendre la main. Quand nous voudrons boucler l'histoire, nous le ferons avec ceux qui ont envie de nous accompagner.

Vous avez également évoqué votre rapport très spécial à Dorothée, dont vous regardiez l'émission lors de vos vacances régulières en France, jusqu'à vos 15 ans [il est né à Nice et a passé ses cinq premières années dans l'Hexagone]. Qu'est-ce que le Club Dorothée représentait pour un enfant venant d'une autre culture ?
Les gamins ne comprennent pas les différences culturelles. Peu importait l'endroit où nous nous trouvions, si la télévision était allumée, alors c'était important. Et Dorothée était un peu magique à mes yeux. Cette femme était en quelque sorte la gardienne des histoires. C'était fascinant. Ce qui est marrant, c'est que la plupart des histoires que j'aimais dans l'émission venaient du Japon. Donc Dorothée était un véhicule pour des histoires qui étaient imaginées à l'autre bout du monde. [En français] C'est un peu incroyable, ça, non ? [De nouveau en anglais] Quand on était enfants, on comprenait instinctivement le pouvoir des animes et aujourd'hui, ça ne fait plus débat. Entre mes 13 et mes 23 ans, aux États-Unis, on m'a préparé à rentrer dans la société. J'avais l'impression de m'émousser, de perdre quelque chose. Mais ce n'était jamais le cas quand j'étais en France. Donc - et sans aucune honte - je suis encore capable de retourner à cette magie de l'enfance à travers mes souvenirs du Club Dorothée.