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Cinq ans après son triomphe critique et commercial, que reste-t-il de Joker ? Ce n’est pas un journaliste cinéma en mal de sujet pour son prochain édito qui pose la question, mais Todd Phillips et Joaquin Phoenix eux-mêmes, dans Joker : Folie à deux, une suite presque intégralement consacrée à ressasser les événements du premier film. Le fait que ce Joker 2 ait été annoncé comme une comédie musicale pouvait faire espérer une proposition flamboyante, quelque chose d’un peu dingo et inédit, de la part d’un réalisateur et d’un acteur ayant respectivement remporté un Lion d’or et un Oscar pour le précédent volet, en plus d’avoir fait exploser le box-office (plus d’un milliard de dollars de recettes), et pouvant donc à peu près tout se permettre.
Raté : Joker 2 fait l’effet d’une douche glaciale. Le résultat est si monotone, si vide d’idées, d’envie et d’énergie, qu’on en vient presque à se demander si cette sortie de route n’est pas la conséquence d’une pulsion autodestructrice, comme si Todd Philips et Joaquin Phoenix avaient soudain décidé de casser leur jouet, de saborder leur lucrative association plutôt que de capitaliser sur leur succès. De faire, au fond, ce qu’aurait fait leur personnage de clown kamikaze : tout exploser sur son passage, puis contempler un sourire aux lèvres les ruines laissées par le grand incendie. La « folie à deux » du titre, c’est peut-être aussi celle du cinéaste et de l’acteur.
On a rarement vu en tout cas un épisode 2 aussi englué dans le souvenir du premier film que celui-ci. Le récit de Folie à deux s’articule autour du procès d’Arthur Fleck (Phoenix), jugé pour les crimes commis dans Joker 1, et qu’un jeune procureur nommé Harvey Dent aimerait voir griller sur la chaise électrique. Argument qui donne lieu à un long et morose film de procès, ressassant les faits les plus saillants du précédent film à l’aide de ses personnages secondaires (invités à défiler dans le box des témoins), au service d’une « réflexion » sur la justice-spectacle et d’une interrogation sur la folie de Fleck – est-il vraiment un homme « splitté », possédé par un double démoniaque, ou juste un showman frustré surjouant la dinguerie pour obtenir l’adoration de la foule ?
Analyser la folie de Fleck est une façon de tendre un miroir au premier film, où plutôt à la réception de celui-ci, qui a été accusé par certains commentateurs de romantiser les incels ou les tueurs de masse. Des critiques que Todd Phillips a manifestement prises très au sérieux, au point de fuir à toutes jambes dans la direction opposée, prenant bien soin d’éviter ici toute titillation de nos bas instincts de spectateurs avides de violence et de spectacle séditieux, et de ne surtout pas glorifier son antihéros. C’est un peu le syndrome Magnum Force (le deuxième Inspecteur Harry, qui déconstruisait le personnage du flic supposément fascistoïde incarné par Clint Eastwood), mais alors un Magnum Force complètement ramollo. Au fil de Folie à deux, les personnages évoquent un téléfilm retraçant les exactions d’Arthur Fleck, dont la diffusion aurait contribué à faire du Joker une popstar aux yeux des marginaux timbrés de Gotham – téléfilm dont on finit par comprendre qu’il est un lamentable navet. A ce stade, on ne sait plus si Todd Phillips est dans le registre de l’autocritique ou de la pure haine de soi.
Le seul personnage du film à encourager Fleck à assumer sa nature d’entertainer anarchiste, c’est Harley Quinn (Lady Gaga), rencontrée dans des cours de chant dispensés aux patients de l’asile d’Arkham. Gaga est OK dans son registre « burlesque noir » habituel, mi-Moulin Rouge mi-American Horror Story, mais, sur le plan de la comédie musicale, Folie à deux est désolant. On l’a dit, il y avait quelque chose de bravache à imaginer un Joker 2 sous forme de musical, pourquoi alors se contenter de si peu sur ce plan-là ? Todd Phillips se borne les trois quarts du temps à filmer Phoenix reprendre d’une voix sinistre des standards jazzy de Sinatra et consorts, ou esquisser quelques pas de danse face à Gaga dans des pastiches lambda d’émissions de variétés sixties.
On s’étouffe presque en repensant au fait que le directeur photo Lawrence Sher avait cité Coup de cœur de Coppola et ses scintillements vegassiens féériques comme l’une des influences du film (à l’arrivée, un plan y fait vaguement penser). Et on se raidit sur son siège dès que Phoenix commence à pousser la chansonnette et qu’on comprend qu’il va passer les cinq minutes suivantes à massacrer « Bewitched » ou « For once in my life » sous la lumière blafarde des néons d’Arkham. Tous en scène de Vincente Minnelli est scrupuleusement cité, parce que son mantra légendaire « Le monde est une scène / La scène est un monde » pourrait être le credo du Joker, mais aussi parce que c’est un passage obligé, presque une tarte à la crème, des films qui entendent théoriser sur le musical. La référence, très scolaire, ne surprend pas de la part d’un cinéaste qui avait largement décalqué La Valse des Pantins et Taxi Driver dans Joker premier du nom. Ce qui nous amène à une dernière hypothèse pour expliquer l’absence de jus de cette suite. Ni seppuku artistique, ni contrition moralisatrice, elle serait juste la conséquence d’une grosse panne d’inspiration – Martin Scorsese n’ayant jamais tourné de Valse des Pantins 2 ou de Taxi Driver 2, Todd Phillips n’avait cette fois-ci aucun film à singer.