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Hirokazu Kore-eda ne perd pas le rythme : après sa Palme d'or pour Une Affaire de famille, en 2018, qui marquait non seulement une consécration mais aussi l’apogée d’un système esthétique patiemment mis en place pendant vingt ans, le réalisateur japonais a fait des détours par la France (La Vérité, avec Catherine Deneuve), la Corée (Les Bonnes Etoiles, avec Song Kang-ho) et du côté des séries télé (Makanai : dans la cuisine des maiko, sur Netflix). Manière pour lui de ne pas s’endormir sur ses lauriers tout en cherchant un second souffle. L’Innocence marque son retour dans l’archipel, mais pas forcément à ses habitudes, puisque, chose rare, il n’a pas écrit lui-même le scénario de son film – ça ne lui était pas arrivé depuis son premier long, Maborosi, en 1995 – préférant travailler à partir d’un script signé Yuji Sakamoto. C’est néanmoins lui qui a en trouvé le titre, non pas L’Innocence (qui s’appelle comme ça seulement en France) mais, en VO, Kaibutsu, qu’on peut traduire par « monstre ».
Qui est le « monstre » ici ? Le terme reviendra à plusieurs reprises au cours du film, construit autour d’un récit gigogne « à la Rashomon » (comme on dit), qui multiplie les points de vue pour raconter quelques jours dans la vie de deux enfants de CM2, de leurs parents et de leurs profs. Quelque chose d’intense se joue dans leurs vies, mais de tellement indicible, tellement imperceptible, qu’il faudra beaucoup de temps, de détours et de fausses pistes pour le comprendre. Au début, on est dans le brouillard… Une mère élevant seule son enfant s'inquiète de voir celui-ci adopter un comportement de plus en plus étrange : le jeune Minato dit qu'on lui a greffé un cerveau de porc, rentre blessé de l'école, se jette de la voiture en marche… La ville elle-même semble vibrer d'une énergie mauvaise. Un soir, un immeuble prend feu. Bientôt, un typhon menace. Alors, quoi ? Minato est-il victime des mauvais traitements d’un prof abusif ? Ou bien harcèle-t-il Yori, l’un de ses camarades de classe ? Kore-eda empile les indices, complexifie l’affaire en créant des rimes narratives et poétiques (des histoires de chats morts, de pères absents, de réincarnation…), dans une intrigue qui tient presque du film policier, et où le spectateur lui-même est invité à mener l’enquête et à chercher son chemin dans le dédale narratif. Nous sommes comme la maman et le professeur, dans une image clé du film, enlevant frénétiquement la boue épaisse qui obscurcit une vitre, dans l’espoir d’y voir plus clair.
Les chemins de traverse qu'emprunte le cinéaste pour révéler la clé du "mystère" semblent dans un premier temps exagérément tortueux, les ruses du script un peu trop alambiquées, au point de donner l’impression d’empêcher l’ensemble de respirer. Mais une fois que les pièces s'assemblent, dans le troisième acte, L’Innocence finit par foudroyer. Kore-eda bouleverse en dépeignant la fugue des deux enfants dans la forêt qui jouxte la ville, leurs journées à la Huckleberry Finn passées dans un bus scolaire abandonné aux airs de cabane magique. Loin du monde, des autres, de ce « monstre » qu’est la société et qui condamne aux jugements hâtifs et aux demi-vérités. Comme toujours chez le cinéaste, la délicatesse du trait n’interdit pas, loin de là, une âpreté et une amertume dans le constat sociétal. A la fin, après une ode déchirante au pouvoir de la musique dans une salle de classe, et au son du piano de Ryuichi Sakamoto (la dernière œuvre pour le ciné du génial musicien, mort en mars dernier), la pluie cesse, le sens de la fable se révèle, le film lui-même semble se libérer du corset scénaristique dans lequel on le croyait engoncer, et le cinéma de Kore-eda triomphe, encore une fois.