- Fluctuat
Après Dogville il y a deux ans, Manderlay poursuit sur la même pente glissante : Lars Von Trier s'éloigne de l'esthétisme de ses débuts pour atteindre un dépouillement filmique où seul subsiste le discours. Indigeste, malgré quelques rares moments de magie.
En 2003, le coup de bluff de Lars Von Trier a pu faire illusion, par effet de nouveauté. Avec Dogville, Von Trier découvrait son anti-décor, il tentait de l'investir par les corps et par les voix. Mais en voyant Manderlay, on constate que son dispositif ne tient plus. Le décor semble n'avoir plus aucune importance, et les acteurs pas davantage, malgré les apparences. Ce qui intéresse Von Trier, c'est plutôt d'instrumentaliser les acteurs, en les travaillant comme un psychanalyste afin de les dénuder dans un but précis. Que reste-t-il alors ? Le scénario, une possibilité de faire vivre le texte, une sorte de théâtre mis en scène pour et par le cinéma. Sauf qu'il y a tellement de scénario dans Manderlay que tout se plie au discours, et que le film en devient un dispositif discursif entier. Un discours, la parole du cinéaste, son intelligence, sa vision du monde, sa thèse.Manderlay est donc la suite de Dogville. Le sujet est encore l'Amérique, son passé, les vérités refoulées de sa civilisation. L'héroïne est toujours Grace, belle, complexe, innocente, idéaliste ; et Bryce Dallas Howard, sublime, a remplacé Nicole Kidman, c'est mieux. Après avoir fui Dogville laissée à feu et à sang, Grace travaille avec son père et ses gangsters, leur relation est difficile, elle veut s'émanciper. Sur la route, ils s'arrêtent devant un domaine - Manderlay, une plantation de coton dans le sud - où travaillent encore des esclaves, bien que l'esclavage soit aboli depuis 70 ans. Grace décide alors de les libérer par la force, de leur donner leurs droits.Parler de Manderlay, plus que de Dogville, revient dès lors à discuter les thèses proposées par Von Trier. A juger, accepter, refuser ou nuancer sa vision de l'Amérique et de l'esclavage en particulier. A disserter comme le fait Von Trier sur une société qu'il ne connaît pas - il n'a jamais mis les pieds aux Etats-Unis -, sur les ambiguïtés des esclaves, sur leur asservissement aux blancs qui auraient fait des noirs ce qu'ils sont devenus. Car la culpabilité est importante chez Von Trier, la charité aussi, il fait donc tout pour que ses héroïnes tombent dans le piège de leur propre innocence. Ici, Grace veut sauver les noirs par foi en des valeurs qui finalement ne seront pas sa véritable motivation, car seul le désir, le sexe (attrait de l'homme noir, et tous ses clichés) sont ses moteurs. Hasard du récit si les seules morts du film surviennent lorsque Grace se masturbe et lorsqu'elle couche avec Isaac de Bankolé (moment attendu, fantasmé, finalement froid, impossible) ? Non, Lars Von Trier est un cinéaste du ressentiment et il tient absolument à ce que l'Amérique soit coupable.Que l'Amérique ait beaucoup de choses à se reprocher, c'est le lot de toute civilisation ou pays d'importance. Le problème avec Manderlay, c'est que les thèses de Von Trier sont l'entière architecture du film, elles transpirent dans chaque scène, dialogue, dans le moindre geste ou regard. Et plier un tel film à son discours (qui s'écroule dans l'amalgame, voir l'utilisation des photographies au générique de fin), c'est presque faire acte de propagande. D'une propagande pseudo avant-gardiste se donnant des allures de haute subversion envers l'Amérique.Pourtant une scène subsiste dans Manderlay, un moment d'une grande beauté, justifiant presque le film à lui seul, la tempête de sable. Perdu dans un brouillard antonionien, le visage inquiet de Bryce Dallas Howard émerge du néant. La scène est sublime, elle semble surgir des premiers films de Von Trier, d'Element of Crime ou d'Europa, d'une époque d'hyper stylisation que depuis le cinéaste a banni en vidant son cinéma jusqu'au décor. Cette époque refoulée de ses « plus beaux » films, à laquelle le projet esthétique de cette trilogie semble répondre dans un parfait mouvement contraire, réapparaît dans cette scène comme un moment presque déconnecté du film. Alors que Manderlay s'apparente à une laborieuse analyse de symptômes, cette scène est comme un bonheur esthétique, un miracle.Manderlay
Un film de Lars Von Trier
Danemark, Suède, Pays Bas, France, Allemagne, 2005
Durée : 2h19
Avec Bryce Dallas Howard, Dany Glover, Isaach de Bankolé, Willem Dafoe...
Sortie salles France : 9 novembre 2005[Illustrations : Manderlay. Photos © Les Films du Losange]
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- Lire la chronique de Dogville (Lars Von Trier, 2003)