On connait votre goût pour les grands défis. Mais pourquoi est-ce aussi important pour vous de les filmer ?Je pense que le récit fait partie intégrante de cette discipline qu'est l'exploration. Que ce soit dans un documentaire ou dans un film à grand spectacle, vous devez inventer des images assez fortes pour rendre compte d'un exploit et permettre au reste du monde de se l'approprier. En tant qu'explorateur, c'est aussi mon job de ramener une histoire à partager avec autrui, et pas seulement des données scientifiques…Dans Deepsea Challenge, alors que vous êtes seul en tain de sonder les profondeurs, on vous entend dire : "cool ! On se croirait dans Abyss".Revisiter la fiction à travers la réalité, c'est un vieux fantasme ?Tourner un documentaire est un exercice différent, ce n'est pas la même forme d'écriture qu'en fiction. Mais Abyss poursuivait déjà un peu le même objectif, effectivement : il s'agissait de donner au public un sens de l'émerveillement, de le faire s'interroger sur les secrets enfouis là-dessous, dans les ténèbres. C'était de la science-fiction, mais c'était aussi un énorme challenge technique, qui m'a donné un avant-goût de la véritable expédition sous-marine. L'obscurité, les éclairages spéciaux, les conditions extrêmes… Rétrospectivement, je vois le tournage d'Abyss comme un entraînement, une sorte de simulation d'exploration scientifique.Le Deepsea Challenger, la capsule spécialement conçue pour vos plongées, est une machine aussi fascinante que le sous-marin d'Abyss, le Titanic ou même le T-800, en un sens...C'est vrai qu'il y a sans doute un élément commun là-dedans : mon amour pour la technologie, pour les rouages d'une machine. Mais je ne prépare pas mes expéditions de la même façon que je prépare un film… Il faut bien voir que je n'ai pas réalisé Deepsea Challenge. J'ai spécifié aux co-réalisateurs, John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint, que je resterais concentré sur la plongée, et sur son exécution dans les meilleures conditions… Je savais bien que les images et le storytelling seraient cruciaux au moment du montage, mais pendant le tournage, j'ai cessé d'être un auteur de films : j'étais à cent pour cent obnubilé par la réussite du projet, je tenais à vivre pleinement l'expérience. Bon, je me suis forcément impliqué dans la réalisation, puisqu'au fond de l'océan, il n'y avait que moi pour tenir la caméra… J'ai donc joué à la fois le pilote et l'opérateur, tout en laissant les réalisateurs en charge du récit.N'empêche que vous semblez chérir le sous-marin autant qu'un robot sorti tout droit de votre filmographie…Oui, c'est sans doute vrai ! J'adore concevoir des machines pour le cinéma, mais je n'oublie jamais qu'il s'agit de fantasy. J'aime tout autant concevoir des machines bien réelles : dans les deux cas, vous innovez, vous inventez quelque chose à partir de rien, qui va acquérir une existence concrète aux yeux des gens. Un film sort en salles, un sous-marin plonge sous la mer… J'adore ça, et même si le cinéma et l'exploration sont deux choses différentes, elles sont reliées par mon amour de l'ingénierie. Au début du documentaire, vous dites même que c'est votre passion pour les fonds marins qui vous a conduit à Hollywood.C'est exact. Mais, dans mon esprit, la cinéphilie est séparée de ma passion pour la science et la mécanique. Par exemple, je ne mettrais jamais un film en chantier simplement parce que j'ai inventé un nouveau jouet technologique… Si je me lance dans un tournage, c'est parce que j'ai une bonne histoire, et des images en tête que je désire voir s'animer sur l'écran. C'est une impulsion de conteur. Désolé si je brise un peu le mythe, mais l'entertainment reste un domaine très distinct de la véritable création technologique.Il y a quelques jours, à Deauville, Première a rencontré un autre cinéaste féru de technique : John McTiernan. Il nous a dit qu'Avatar était son film préféré de ces vingt dernières années.Ah, McTiernan ! Eh bien, cette nouvelle me fait très plaisir. Je le connais à peine, nous nous sommes croisés plusieurs fois évidemment, mais je connais surtout ses films. J'adore Piège de cristal. Je ne sais pas s'il y a une si grande connexion entre John et moi sur le plan technique : aujourd'hui, la plupart des réalisateurs travaillent avec des outils de pointe. D'un film à l'autre, ils doivent s'adapter à de nouvelles méthodes, qu'il s'agisse d'images numériques, de caméras digitales au fonctionnement inédit, etc… La précision technique devient inséparable du médium. Personnellement, je n'ai jamais tourné un film qui n'impliquait pas de lourds moyens logistiques et technologiques. Tout simplement parce que j'adore ça ! La différence, avec ce défi sous-marin, c'est qu'il n'y a pas de script ni de seconde prise. Tout à coup, vous affrontez les éléments, vous devez faire preuve de rigueur et de discipline. Vous n'avez plus le contrôle de la réalité, comme c'est le cas à Hollywood…Il y a tout de même un autre rapport entre McT et vous : vos films sont concernés par le monde réel, aussi bien en termes de récit que de traitement de l'espace. Deepsea Challenge colporte un message sur l'environnement et incite à retrouver une forme de curiosité…Absolument, le montage a été pensé dans ce sens-là par les réalisateurs, et j'aime beaucoup la façon dont les thèmes émergent dans le film. Abattre la frontière entre le possible et l'impossible, résister et se battre au nom d'une innovation… Mais aussi, l'idée est de réveiller une culture de l'exploration et de la découverte, qui s'est perdue depuis quelques décennies, à mon avis. Dans les années soixante, par exemple, nous avions cette culture : c'était le temps des programmes spatiaux en Occident, des documentaires du Commandant Cousteau… Et puis tout ça s'est évanoui. Je voulais donc raviver un peu cette curiosité pour l'espace.Et, pour ce qui est de la fiction, Avatar traite indirectement des interventions militaires de l'Amérique au Moyen-Orient… C'est ce qui semble séduire McTiernan.C'est un thème majeur du film, c'est certain. Avec Avatar, je pense qu'on a démontré comment les hommes justifient la guerre, les conquêtes et les colonisations à travers l'histoire. Et comment ils légitiment leurs actes sans se soucier des conséquences, tant sur les peuples que sur la nature. Rien n'a changé depuis plusieurs millénaires, les choses ne font que muter un tout petit peu, mais fondamentalement la logique est la même : il faut que les gens en soient conscients.Vous pensez que les autres blockbusters, aujourd'hui, ne soulèvent pas suffisamment ces questions ?Les films qui coûtent cent millions de dollars, voire deux fois plus, n'ont simplement pas l'habitude de ces sujets controversés. Aujourd'hui, en Amérique, le cinéma subversif se trouve au rayon documentaire, ou chez les indépendants. Avatar est un OVNI, en ce sens, parce que c'est un blockbuster réellement obsédé par certaines idées, et qu'il n'a pas peur de les exprimer. Elles concernent l'environnement, les politiques gouvernementales, les guerres injustes entamées pour un motif irrationnel. C'est la beauté de la science-fiction : c'est une lentille à travers laquelle vous pouvez regarder la réalité de votre époque, sans provoquer chez les gens la même irritation qu'un documentaire de Michael Moore, par exemple.Comment se fait-il que deux maîtres des années 80 comme vous et McTiernan soyez les seuls à vous soucier de tels problèmes ?C'est peut-être une affaire de génération… Vous savez, lui et moi avons à peu près le même âge. Nous avons appris le cinéma dans les années 60 et 70, puis nous avons commencé à le fabriquer véritablement dans les années 80. Jusqu'à cette époque, les gros hits hollywoodiens étaient des films à sujets. L'époque était propice à la réflexion politique, et cela a influencé aussi l'industrie du cinéma. Aujourd'hui, les films à grands budgets se conçoivent sur des projets relativement "sûrs". Ils visent le pur divertissement, et ils évitent les questions qui fâchent. C'est le nouveau paradigme. Les grosses machines à fric s'appellent désormais Godzilla, Captain America… Attention, je ne condamne pas ces films, je les aime, ne serait-ce que visuellement. Mais si vous jetez un oeil aux résumés, vous verrez qu'il y a peu de place pour les questions de fond. C'est peut-être un problème générationnel, ou alors c'est la façon de marketer les films qui a changé. Cela dit, je ne sais pas si vous avez vu Captain America : Le Soldat de l'hiver, mais il faut dire qu'il y a un fort sous-texte politique et anti-autoritariste là-dedans. C'est devenu très rare, mais le film ose aborder la question épineuse du data mining industriel, et du risque de dériver vers une forme de totalitarisme. J'ai trouvé très intéressant que le second plus gros carton de l'année tienne un discours contestataire. Je respecte ça. Vous voyez, je ne suis pas tout seul sur scène.Interview Yal SadatBande-annonce de Deepsea Challenge, aujourd'hui en salles :
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James Cameron nous parle science, environnement, politique, Avatar et John McTiernan
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