Hier, l’Académie des César a donc décidé de remettre le César du meilleur film à Les Garçons et Guillaume à table. Vox populi Vox Dei comme dit l’autre (ou plus exactement, et si on nous passe le néologisme : Vox Professionnali Vox Dei).
Le tapis rouge du théâtre du Chatelet est enroulé, les reliefs de la fête ont été ramassés, on se prend une dernière fois dans les bras, on s’embrasse et Guillaume est le roi de la fête. Le petit peuple cinéma pense déjà à la soirée de demain. Les César sont finis, bonjour les Oscars. Episode suivant.
Rideau.
Tout va bien ?
Non, tout ne va pas bien. Et certains jours ressemblent à des lendemains de cuite. Un drôle de gout dans la bouche, un mal de crâne qui ne passe pas et un sale sentiment de gâchis. C’est un peu le cas de ce samedi. Pardon Guillaume, mais on pense que vous ne vous sentirez pas insulté si on affirme ici que Les Garçons et Guillaume à table est un moins bon film que La Vie d’Adèle. Il ne s’agit pas seulement d’une question de goût (de gustibus et coloribus blablabla blablabla). Non. C’est comme ça. Un fait. Indéniable, indiscutable.
Kechiche est l’un des plus grands cinéastes français vivants. L’un des plus grands cinéastes français tout court d’ailleurs. On se souvient d’une discussion à la sortie de la projection cannoise de La Vie d’Adèle avec un ami professionnel de la profession (pas vraiment partisan du naturalisme intellichiant français). Cet ami estimait que l’histoire du cinéma venait un peu de changer après cette séance. Il avait raison. On a évidemment le droit de ne pas aimer Adèle, on a le droit de refuser le discours social rageur et clivant de Kechiche, le droit de moquer ses visions cliché d’une lutte des classes qui peut paraître has been. Le droit de critiquer ses méthodes, de refuser son cinéma de l’épuisement. Mais remettre en cause ou refuser d'admettre la force surpuissante de son cinéma, sa maîtrise suprême du cinématographe (comme disait Bresson, l'un de ses maîtres) ou sa capacité à créer de l’émotion comme personne, à toucher l’intime là où 99% de ses confrères le réduisent à l’infiniment petit : non.
Là où Gallienne fait son « coming out hétéro » dans une comédie brillante, enlevée, tour à tour légère, profonde, intelligente ET populaire, un film qui ose (plus qu’on ne l’a dit) s’aventurer dans les recoins sombres de l’âme de son auteur et assure son lot de (vraies) visions de cinéma, Kechiche impose une love story tellurique et questionne le regard, la société, l’amour, la mort. L'humain. On a dit ici ou là tout le bien qu'on pensait (et qu'on continue de penser) de GGAT. Mais, on n'est pas dans le même registre. Désolé.
Alors quoi ? Que s’est-il vraiment passé hier ? L’Académie est-elle devenue aveugle ? Pourquoi a-t-elle soudainement lâché un cinéaste qu’elle avait acclamé et accueilli à bras ouverts il y a quelques années ? A minuit pile hier soir, on s’est souvenu d’une couv’ des Inrocks au moment de Cannes, il y a un an. « On a gagné ! » titrait l’hebdo suivant en cela l’émoi, le choc et l’emballement cannois. « On » ? Eux, nous, moi. Vous. Kechiche. Le cinéma. Au-delà de ce que ce titre avait d’un peu ridicule (les slogans sont toujours réducteurs), il disait quand même quelque chose d’extrêmement fort et d’immédiat sur la puissance du film, sur l’impression folle que les premiers spectateurs du film avaient eue en découvrant le regard, le baiser, les 7 minutes, les retrouvailles amères dans le bar, les cris, l’amour. On y pensait, à ce titre, en se demandant si, puisqu'on avait gagné à Cannes est-ce qu’on avait perdu hier soir ? Ceux qui ont aimé le film (parfois plus que de raison), certainement. Mais Kechiche sans aucun doute. Lui qui, après Vénus Noire, son coup de boule contre les critiques et l’establishment, tentait avec La Vie d’Adèle la main tendue et la réconciliation, s’est planté. Son attitude de tyran sur le tournage, les « révélations » des syndicats sur ses méthodes plus que contestables, ses réponses pathétiques à la polémique lancée par ses actrices, ses délires victimaires accablants (« Je me suis senti humilié, déshonoré, j’ai senti un rejet de ma personne, que je vis comme une malédiction » ; « Moi, je n’irais pas voir le film du cinéaste sadique dont on fait le portrait aujourd’hui ! »), ses charges paranoïaques contre Le Monde, Jérôme Seydoux ou Karmitz (pour n’en citer que trois)… Evidemment face à ça, on comprend que l’Académie ait préféré le regard frisé et les cheveux pétillants de Gallienne, son œcuménisme sympa (Français + Canal + Inter), son côté gendre idéal. On ne parlera pas – comme certains sur twitter dès l'annonce, ou Laurent Delmas ce matin sur Inter – de cabale ou de complot. On ne s’amusera pas à remettre en cause la validité du vote des professionnels. Mais…
On a perdu ? On n’a pas gagné ce soir en tout cas. On, c'est à dire vous, moi, nous. Le cinéma.
En refusant d’admettre qu’un film est moins fort que l’événement ou que le contexte, en refusant de faire confiance au seul cinéma et en votant contre (Kechiche, les délires et les polémiques) en refusant de célébrer un film INFINIMENT supérieur à l’ensemble de ce que la production donne à voir chaque année, c’est sûr, le cinéma hexagonal ne sort pas totalement grandi de l’affaire.
Allez, on s’embrasse, on oublie tout. Demain, c’est les Oscars. Et (ouf) La Vie d’Adèle n’a même pas été nommée pour la France.
Gaël Golhen
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