Si honteux que même Warner Bros. n’ose pas le diffuser sur sa plateforme de streaming, Joey, l’unique spin-off de Friends, n’aura vécu que deux saisons et 46 épisodes. Mais comment en est-on arrivé là ? Vingt ans après la diffusion du pilote, voici la petite histoire d’un cauchemar télévisuel.
« On aurait été bien incapables de le prédire quand Friends a commencé, mais au fil de la série, Joey est apparu comme le personnage que l’Amérique aime. Le public veut savoir à quoi ressemble le reste de sa vie. » On est en 2003 et Jeff Zucker, alors président de NBC Entertainment, annonce fièrement le développement de Joey, spin-off de Friends où Matt LeBlanc reprendra le rôle qui l’a rendu riche et célèbre. La télévision américaine est ainsi faite qu’elle ne peut s’empêcher de capitaliser sur un succès : après tout, dix ans plus tôt, Frasier était bien devenue une véritable usine à cash et à Emmy Awards en se construisant sur les cendres de la très populaire série Cheers...
Pas mécontent de ce qu’il pense être le coup du siècle, Zucker promet que LeBlanc est le seul des six acteurs de Friends a avoir été contacté. C’est évidemment faux : la chaîne s’est d’abord tournée vers Jennifer Aniston, superstar à l’époque. « Elle était tout en haut de la liste », se souviendra des années plus tard le producteur exécutif et réalisateur Kevin Bright, qui s’est lancé dans l’aventure Joey sans l’aide de ses collègues David Crane et Marta Kauffman. « C’était l’évidence. Mais Jennifer voulait faire du cinéma et la télé ne l’intéressait plus. Et puis on a également caressé l’idée d’une série sur Monica et Chandler mais, étrangement, alors que Courteney Cox et Matthew Perry avaient adoré leurs années Friends, ils ne voulaient plus jouer ces rôles. »
On a revu Joey : 10 ans après, le spin-off de Friends est toujours aussi ratéLe spin-off échoue donc à Matt LeBlanc, qui « adorait Joey et n’avait pas de problème à l’incarner à nouveau ». Scott Silveri et Shana Goldberg-Meehan, scénaristes ayant officié sur Dingue de toi avant d’intégrer la writers room de Friends, sont embauchés pour chapeauter cette série dérivée. Malgré leurs réticences initiales autour du concept (« L’histoire doit être reine, pas le marché », dira Silveri en 2017), ils mettent au point un pitch on ne peut plus classique : Joey décide de quitter New York pour s’installer à Hollywood, afin d’essayer de faire décoller sa carrière d’acteur. Tchao les copains, il retrouve sa très énervée sœur Gina (Drea de Matteo, notamment vue dans Les Soprano) et emménage avec Michael (Paulo Costanzo), son neveu nerd et surdoué. Ses journées se passent entre des réunions avec Bobbie, son agent hollywoodien (la toujours excellente Jennifer Coolidge) et des interactions avec sa séduisante voisine, Alexis Garrett (Andrea Anders), qui se trouve aussi être sa propriétaire.
Le premier épisode est diffusé le 9 septembre 2004, quelques mois seulement après la fin de Friends et à la même case horaire. De quoi attirer 18,55 millions de fans américains curieux et certainement en manque. Un joli score, mais les audiences s’effilochent très vite. À la fin de la saison, Joey a perdu 10 millions de téléspectateurs. Les critiques ne prennent pas de gants : un journaliste du Los Angeles Times flingue ainsi la série en écrivant qu’elle « ressemble à une sous-intrigue cherchant désespérément son histoire principale ».
À l’évidence, l’esprit de Friends est bien loin et le spin-off se complaît dans des scénarios et des dialogues dignes d’une sitcom d’un autre temps. À l’exception de quelques références plus ou moins marrantes (« Je pensais que toi et Chandler alliez venir à Los Angeles bien plus tôt. Le milieu gay est super dynamique ici. » « Chandler et moi ne sommes pas un couple gay ! »), il n’est quasiment jamais question de la vie new-yorkaise de Joey Tribbiani. D’ailleurs, ses anciens collègues se refusent au moindre caméo, et seul David Schwimmer posera les pieds sur le plateau, mais uniquement pour réaliser deux épisodes.
Bien embarrassée par la situation, NBC décide tout de même de renouveler la série pour une deuxième saison où les scénaristes font ce qu’ils peuvent pour « réparer » Joey, notamment en multipliant les personnages secondaires. Effort vain, d’autant que la chaîne a décidé de confronter le programme à la très rassembleuse American Idol (le format original de La Nouvelle Star). Décision kamikaze, qui ne peut se lire autrement que comme un meurtre silencieux. Logiquement, quelques semaines plus tard, le 7 mars 2006, Joey quitte l’antenne définitivement avec un score catastrophique de 4 millions de fidèles devant le poste. Les huit épisodes restants, pourtant déjà tournés, ne seront jamais diffusés sur NBC.
Attentes déraisonnables
Comment en est-on arrivé là ? Avec le recul, Kevin Bright explique à Première que « la réponse est assez simple : les gens aimaient un personnage très précis, le Joey de Friends, qu’ils connaissaient par cœur pour avoir passé une décennie à ses côtés. Ils voulaient en voir plus, sauf que les auteurs de Joey ont fait une grosse erreur : ils ont choisi d’altérer sa personnalité. C’est devenu quelqu’un d’autre, un type à la recherche de l’amour qui entretient une relation adultère avec la femme de son voisin. C’est très, très loin de Joey Tribbiani. Je crois qu’on a perdu l’essence du personnage. Et le public l’a bien vu ». En effet, au cours de la série, Joey est carrément prêt à se marier (sa relation on et off avec Alexis ressemble férocement à la dynamique Ross/Rachel), trouve un boulot stable dans une série dramatique et, quand il se fait finalement virer, il est embauché dans un blockbuster d’action. À des années-lumière du tombeur et de l’acteur loser que le public avait appris à aimer.
Par ailleurs, Matt LeBlanc a une autre explication à l’échec de Joey : « Dans Friends, je partageais les 22 minutes de chaque épisode avec cinq autres personnages. Dans Joey, tout le script ou presque me revenait... D’ailleurs, la pression était telle que je me souviens avoir eu l’impression qu’un éléphant était assis sur ma poitrine. » Et s’il confie s’être consolé en gagnant 30 millions de dollars avec la série (« Le genre d’échec que je recommencerais sans sourciller ! »), sa vision des choses est partagée par David Crane (qui a sûrement eu plus de flair que Kevin Bright, mais assure que lui et Marta Kauffman ont refusé de participer à l’aventure car ils étaient « épuisés ») : « Les gens pensaient que ce serait une suite de Friends, sauf qu’en enlevant les autres personnages, c’est l’essence même de la série originale qui disparaît. Il y a très peu d’exemples à la télévision de spin-off qui fonctionnent. C’est très dur à faire. Et puis les attentes du public concernant Joey étaient forcément déraisonnables. »
Kevin Bright nous dépeint également un rapport de force compliqué avec la chaîne, et ce malgré son passé : « Vous savez, quand vous vous lancez dans une nouvelle série, peu importe votre réputation ou ce que vous avez fait auparavant. Vous faites partie des nouveaux, donc on vous traite comme un nouveau et il faut prouver sa valeur à la chaîne. Déjà, à partir de là, c’était mal barré. Et puis il y avait trop d’interférences venant du haut de la pyramide, et je n’avais plus David et Marta pour me soutenir... »
En 2021, il racontait tout de même au Hollywood Reporter avoir en tête une version bien plus intéressante des aventures solo de Joey Tribbiani : « Il aurait fallu faire une série dans le ton d’Entourage, plutôt qu’un truc autour de sa famille et du fait qu’il doive grandir. Joey aurait décroché un rôle dans un pilote et se serait éclaté à Los Angeles, où il se serait fourré dans des situations pas possibles. On aurait découvert d’autres aspects du personnage, et ç’aurait été bien plus marrant que ses interactions avec un neveu complètement nerd et une sœur qui hurle à tout bout de champ. »
Avec le temps, Joey a complètement disparu des écrans, au point de n’être visible sur aucune plateforme de streaming, même pas sur Max (propriété de Warner Bros.). Les 46 épisodes sont seulement disponibles à l’achat sur iTunes, pour une expérience un peu honteuse dont aucun fan de Friends ne peut sortir indemne. Mais si jamais le cœur vous en dit...
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