Après le cauchemar d'Une femme douce l'an dernier, la colère et la rage de Donbass : l'ukranien Sergei Loznitsa revient à Cannes -mais dans Un certain regard- avec une chronique de guerre stupéfiante et terrassante qui explore les conséquences de l'invasion russe en ukraine. Un film nécessaire et infernal, d'après son auteur lui-même, qui nous l'explique avec un humour limite désespéré.
Cannes 2018 : Donbass, de Sergei Loznitsa, est un film fou [critique]
Dans Une femme douce, on suivait le parcours d'une femme mais ici il n'y a plus de fil conducteur. Comment avez-vous écrit le film ?
Tous mes films de fiction se suivent, se succèdent en moi avec une logique. Ils viennent des uns des autres ; il y a un lien entre eux. Leur point commun, c'est leur espace : ils évoquent le même espace, celui de ce qu'autrefois on appelait l'Union soviétique et qui a subi pendant 70 ans un pouvoir particulier. Ce qui a eu une grave influence sur moi. Chaque film développe ce sujet. Le plus important, pour moi, c'est de comprendre comment ce système a fonctionné. J'essaie de le comprendre moi-même, de le faire comprendre... Dans My Joy il y avait un héros, dans Une femme douce une héroïne, et dans Donbass, il n'y a pas vraiment de héros. Mais tout y est relié, tout se succède pour former un tout. Car je décris ce qui est arrivé à un territoire qui a subi une catastrophe : la guerre. Pour essayer de comprendre ce territoire qui a subi la guerre, je me suis appuyé sur des vidéos amateur, filmées par les habitants. Ces vidéos ont servi de base au scénario. Il fallait ensuite que je trouve un moyen de les relier par une suite logique. Voilà pour le processus de création...
Le film est constitué de très longs plans-séquences, où l'on passe d'un lieu ou d'un personnage à un autre : pour répondre à cette idée d'exploration d'un espace ?
Non, cela concerne plutôt une méthode. Je tourne de cette façon-là pour que le spectateur soit plongé dans le film comme dans un document. Que ce qui arrive pourrait être vrai. Ces longs plans donnent une sensation de faire face à la vérité.
On ressent une grande colère dans Donbass. Pourquoi ?
Je dirais plutôt un sentiment de désespoir. Parce qu'on ne peut rien faire pour essayer de réparer ma situation.
Vous aviez comparé Une femme douce à l'Enfer de Dante. On a aussi l'impression de plonger en enfer dans Donbass, un monde infernal où il n'y a plus d'espoir.
Oui, c'est exactement la même chose. Donbass est le cercle suivant de l'Enfer.
Vous voulez en sortir un jour ? Faire un autre genre de film ?
(Il réfléchit longtemps) Le problème ce n'est pas que je veuille faire cela, mais que je suis obligé de faire cela. Quelqu'un doit bien s'occuper de cela, doit montrer cela.
Vous estimez donc que c'est votre devoir de cinéaste.
Je me suis mis à faire du cinéma quand j'ai compris qu'avec je pouvais dire ce que beaucoup de gens ne pouvaient pas exprimer. Ceux qui, pendant 70 ans, avaient été privés du droit à la vie et du droit à la parole. Un petit exemple : vous avez peut-être du mal à l'imaginer en me voyant, mais ma maman appartenait à une famille de cosaques. Attention, ce n'est pas une ethnie ou une nationalité. Ils ont été massacrés parce que les cosaques étaient une couche sociale : ils servaient le tsar en tant que soldats et ils exploitaient des terres. C'était des agriculteurs et des militaires, qui représentaient directement le pouvoir central. Donc, ma mère était originaire d'un tout petit village, mais avec une famille très nombreuses, beaucoup de cousins, quatorze ou quinze enfants... Après la Révolution de 17, la répression des années 30, la Seconde guerre mondiale, cette immense famille a été totalement décimée. Il n'est resté que trois personnes : ma grand-mère, ma mère et sa sœur. Tous les autres avaient été exterminés, parce qu'ils étaient des cosaques. Et ça a été la même chose du côté de mon père : tous exterminés. Vous sentez bien que ma "passion", mon "amour" pour le pouvoir soviétique a des racines très profondes. (rires)
Donbass sortira le 26 septembre prochain en France.
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