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Annoncé il y a un an, Love a beaucoup fait parler de lui avant même d’être tourné. Presque trop. Son affiche provocante où trois langues s’entremêlent en gros plan, puis ses quatre posters plus hard, dont celui figurant un sexe masculin en pleine éjaculation, ont fait monter la pression. On allait (enfin) voir ce qu’on allait voir : le « porno ultime », tant de fois évoqué par le cinéaste spécialiste des électrochocs cannois (Irréversible, Enter the Void) et son producteur Vincent Maraval, qui n'en était pas lui non plus à son coup d’essai (le barnum Welcome to New York en 2014, c’était lui).La projection de minuit à Cannes a rapidement dégonflé les fantasmes. La surchauffe était plus dans des files d’attente au bord de l’émeute (au moins trois cent personnes refoulées à l’entrée, tandis que Gaspar et son cast d’irrésistibles inconnus incendiaient le tapis rouge martelé par les synthés mythiques du Assaut de John Carpenter) que lors de la projo elle-même, presque aussi studieuse que pour un porno gay à l’Etrange Festival. Love était finalement moins un happening qu’un film, un vrai. De quoi décevoir les attentes tout en les dépassant allègrement (comme pour Welcome to New York en fait).>>> Hard ou soft la séance de minuit de Love ?Mélodrame à caractère sexuellement explicite Alors que la communication du film avait fait miroiter de la sueur et du sperme, on se retrouvait face à un drame en chambre. Un drame où l’on se souvient avec douleur de l’étincelle de la première fois, où l’on baise pour effacer les disputes, où l’on implore Dieu quand on ne sait plus auprès de qui hurler son désespoir et où l’on chiale comme un gosse devant son propre enfant. En somme, un film qui rappelle moins Défiance – le porno sordide et génial d’Armand Weston dont l’affiche orne la chambre du personnage principal de Love – que A la merveille de Terrence Malick, autre grand trip amoureux autobiographique qui fut détruit en son temps pour des raisons similaires : vision finalement très conservatrice du couple, logorrhée de voix off, dialogues improvisés, récit invertébré entièrement sacrifié à la toute puissance du plan, accusation de ressassement des œuvres antérieures. Alors, y a-t-il eu fantasme démesuré de la part des spectateurs, communication erronée ou virage brutal en cours de route portant sur la nature même de projet ? « Non, on savait très bien ce qu’on avait entre les mains, assure Vincent Maraval. Ce projet, Gaspar le porte depuis longtemps, il date d’avant Enter the void qui avait lui-même été écrit avant Irréversible. Iln’a jamais été question de faire un porno, mais toujours un mélo. D’ailleurs, un des titres auquel pensait Gaspar était ‘Mélodrame à caractère sexuellement explicite.’ » Mais alors pourquoi avoir conçu ces affiches en mode racolage et provocation, finalement si peu dans l’esprit du film ? « Ces affiches n’étaient pas faites pour être diffusées. Bon, j’en ai tweeté une  – celle avec le sexe giclant – en écrivant CHAMPAGNE ! parce que nous venions d’apprendre que nous étions à Cannes. Mais c’était une blague, j’étais loin de penser que tout le monde la reprendrait. » On n’est pas forcé de croire Maraval quand il prétend que son goût de la potacherie l’empêche de maîtriser sa communication. Le tweet en question date en effet d’avril dernier, mais ces affiches étaient bel et bien visibles dans la presse festivalière dès Cannes 2014, lorsque l’annonce du projet a été officialisée. Shootées par Noé lui-même, ces images étaient conçues pour, littéralement, faire bander les ventes internationales. « C’était surtout une façon de s’assurer que les acheteurs du monde entier ne seraient pas surpris en voyant le résultat : il fallait mettre la barre haut et que tous comprennent que le film comporterait des scènes de sexe explicites » se souvient Maraval. >>> Love : Gaspar Noé tente le grand mélo pornoPartage de risques Pour attirer les acheteurs, il fallait les faire rêver, leur promettre l'impossible, tout en sachant que le caractère ultra graphique des scènes de sexe limiterait sa diffusion, dans des proportions difficiles à évaluer en amont. « Dans pas mal de pays, il est probable que le film ne sera exploité qu’en VOD » concède Maraval. L’homme de Wild Bunch en est à sa troisième collaboration avec Noé, après avoir été responsable des ventes internationales sur Irréversible (« qui nous a fait gagner beaucoup d’argent ») et producteur sur Enter the Void (« qui nous en fait perdre encore plus »). Cette fois, il devait imaginer une économie permettant à son auteur de déployer sa vision sensualiste et sentimentale tout en tenant compte d’un sujet qui le condamnait à une exploitation limitée. Envisagé comme un petit budget d'environ 2,4 millions d’euros, et un tournage rapide (six semaines en tout), Maraval s’est associé avec d’autres producteurs pour partager les risques : RT Pictures, un coproducteur brésilien rencontré à Cannes et Edouard Weil, producteur de A trois on y va, qui a accepté de répondre au pied levé pour boucler le tour de table à quelques jours du tournage après que Thomas Langmann s'est désisté.Pour le reste, il s’agissait de surfer sur l’aura incroyable de Gaspar dans les milieux artistiques internationaux, à son zénith depuis Enter the Void. De quoi se payer une bande son d’exception où se croisent John Carpenter, Funkadelic, Mirwais, Bangalter, Erik Satie, J.S. Bach ou encore Pink Floyd (« des gens qui aiment bien mon travail m’ont permis d’avoir ces morceaux pour pas trop cher »), mais pas seulement. « Partout, les gens achètent avant tout la signature de Gaspar Noé, explique Maraval. De toute façon,le scénario faisait à peine dix pages et tous les dialogues ont été improvisés ; Gaspar invente beaucoup pendant le tournage. » La stratégie a fonctionné au-delà de toute espérance. Le film a très vite trouvé preneur aux Etats-Unis (« étonnamment,c’est le film de Gaspar qu'on a le mieux vendu là-bas » confirme Maraval). Le choix de tourner en anglais aurait-il été fait dans ce but ? « Rien à voir, corrige Noé. Je voulais tourner dans la langue des acteurs que j’allais trouver, et je tenais à ce qu’il s’agisse d’inconnus. C’est seulement quand j’ai découvert Karl Glusman qu’on a pris la décision. Aomi Muyok et Klara Kristin parlaient également très bien cette langue. En plus, je déteste les sous-titres en 3D ; or, c’est en anglais que le film sera le plus diffusé dans le monde. Donc sans sous-titres. »Pénétration du regardLa 3D, parlons-en. Un simple gimmick ? Un coup marketing bâti sur la même promesse d’un plaisir débridé jeté à la face des spectateurs ?« Pas du tout,se défend Maraval. C’est au contraire un risque que nous prenons. Vu le sujet, il est peu probable que beaucoup de multiplexes programment le film. Quant aux salles art & essai, pas mal ne sont pas équipées. »Pour Noé lui-même, la 3D est une vieille passion.« J’avais un appareil photo comme celui que les personnages utilisent dans le film, qui permet de prendre des photos en relief. Donc ça m’intéressait, ça donne l’impression que les souvenirs des gens sont encore plus vrais, ce qui correspond bien à l’idée du film. »Outre que la 3D permettait aussi aux producteurs d’obtenir l’aide aux nouvelles technologies du CNC, le procédé ajoute ici une dimension introspective. Dans un film où les personnages sont systématiquement placés dans des encadrements de portes, les lunettes ajoutent encore un cadre dans le cadre, donnant l’impression au regard du spectateur de pénétrer dans un couloir menant directement au monde intérieur du héros.>>> Gaspar Noé : "Love c'est tout gentil à côté d'Irréversible"Pour l’amour de l’AmourLove est donc le film de tous les paradoxes : destiné à être vu en 3D au cinéma mais risquant d’être diffusé en VOD dans de nombreux de pays, œuvre française tournée en anglais pour minimiser l’utilisation des sous-titres, film intime et sombre, hanté par la mélancolie des amours perdus (Love est à la filmographie de Noé ce que Trois souvenirs de ma jeunesse est à celle d'Arnaud Desplechin), mais lancé par un marketing axé sur l’excitation de sa dimension porno et « jouisseuse. » Et le sexe dans tout ça, puisque l’on tourne autour de la question sans véritablement y répondre ? Gaspar Noé refuse de s’étendre sur ce qui est simulé et ce qui ne l’est pas (« il y a un mélange des deux, mais c’est notre cuisine interne »), il est donc permis de penser que tout ce qu’on voit à l’écran peut indifféremment être l’un ou l’autre. Du reste, Love intrigue autant par ce qu'il ne montre pas (le sexe des femmes, ni leur plaisir) que par ce qu'il montre de façon obsessionnelle, notamment la trop-belle-pour-être-vraie-? verge de son acteur, filmée sous toutes coutures, et principalement en érection. Si on qualifie un artiste qui se regarde le nombril de « nombriliste » faudra-t-il inventer un adjectif pour désigner celui qui se regarde la bite ?>>> Rencontre avec le fondateur de l'association Promouvoir Alors que dans le porno le sexe est une fin en soi, les scènes d’amour de Love sont filmées de façon trop distante pour qu’on éprouve une véritable excitation, mais c’était déjà le cas de L’Empire des sens, maître étalon en la matière. La seule scène très chaude est celle – fabuleuse – du plan à trois, mais c’est aussi la seule qui rejoue ouvertement une figure classique du cinéma X. Les moments d’intimité entre Murphy et Electra, le couple principal du film, donnent l’impression au spectateur d’être témoin d’un moment qui ne le regarde pas. Comme si amour et sexe ne pouvaient se marier si facilement à l’écran, comme si le sexe était plus facile à filmer dans un contexte uniquement physique ou transgressif. Etrange paradoxe, encore un, pour un film qui hurle à chaque plan son amour du Grand Amour.Histoire d'une disparition (celle du personnage d'Electra), d'un échec (celui du couple), d'un deuil (celui de la jeunesse), Love raconte aussi l’impossibilité pour le cinéaste d’être complètement à la hauteur du fantasme qu'il a lui-même généré. Si le film devait selon la formule de Maraval faire « bander les mecs et pleurer les filles », tout garçon que nous sommes, Love n'aura fait couler que nos larmes.  Nicolas RioultLove est dans les salles.