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L'acteur-réalisateur-clown de génie avait 91 ans.

"Nous avons libéré l’Amérique. Dans les dix années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, Dean et moi n’étions pas seulement le numéro le plus populaire de l’histoire du show-business – nous étions l’histoire."

Voilà comment Jerry Lewis entamait son autobiographie Dean et moi – une histoire d’amour : en rappelant la puissance subversive affolante que représenta son association avec Dean Martin dans l’Amérique des années 40-50. Le duo ravagea alors les night-clubs, shows télé et salles de cinéma du pays d’Eisenhower, déclenchant une hystérie qui rivalisait avec celle que laissait Sinatra sur son passage, et annonçait la folie furieuse de l’ère Elvis-Beatles. Dean Martin était le latin lover du duo, Casanova aux cheveux gominés, celui qui tombait les filles grâce à ses ritournelles suaves, le "menefreghista" (« celui qui n’en a rien à foutre ») comme l’appellera son biographe Nick Tosches. Jerry Lewis, lui, était le clown, mi-singe mi-enfant, qui interrompait les tours de chant de Dino en hurlant, louchant, chantant faux, cassant un élément du décor, tombant par terre. L’ancêtre de Will Ferrell (l’enfant enfermé dans un corps d’adulte) et de Jim Carrey (le corps cartoon incontrôlable).

L’association de Martin et Lewis dure dix ans tout rond, de 1946 à 1956, le temps de tourner dans quelques films atterrants, ou géniaux, parfois les deux en même temps, qui en font la poule aux œufs d’or de la Paramount : Un Pitre au pensionnat, Amour, délices et golf, Un vrai cinglé de cinéma, Artistes et Modèles… Puis le duo se sépare, Dean rejoint le Rat Pack et Jerry est obligé de se réinventer. C’est le début de son âge d’or perso, qui va durer jusqu’au milieu des sixties, à la fois sous la direction du génie burlesque Frank Tashlin, avec qui Lewis atomise la société de consommation triomphante (Un chef de rayon explosif, Jerry chez les cinoques, L’increvable Jerry…) et sous la sienne propre, Lewis compensant l’absence de Dean Martin en se dédoublant devant et derrière la caméra.

Après Chaplin, avant Woody Allen et Mel Brooks, il est le prototype du comique américain démiurge et touche-à-tout, de plus en plus réticent à se faire diriger par d’autres, portant la quadruple casquette de producteur-réalisateur-scénariste-acteur. Ses chefs-d’œuvre sixties affirment ses envies d’abstraction (Le Dingue du Palace et Le Zinzin d’Hollywood, films quasi muets où il se balade dans d’immenses décors dont il épuise toutes les potentialités gaguesques), de débauche de moyens (les mouvements de caméra opulents du Tombeur de ces Dames), de concepts mégalo (Docteur Jerry et Mister Love, où il joue deux rôles, Les Tontons Farceurs, où il en joue sept…), d’expérimentations diverses… C’est le moment de la naissance d’un running gag cinéphile : les critiques français applaudissent Lewis comme un génie burlesque ("Il est supérieur à Chaplin et Keaton", écrit Godard), laissant l’intelligentsia US bouche bée. Jerry Lewis devient une passion française. Aux Etats-Unis, il reste ce type qui fait l’idiot à la télé, l’hôte du Téléthon (qu’il initie et présentera pendant des décennies). Une star familière, un "household name" certes, mais certainement pas un génie du cinéma.

Lewis marquera le pas pendant les années 70 et suivantes, avec des films moins inspirés, se perdant dans un projet fou qu’il décida finalement de ne jamais montrer (The Day the clown cried, sur un clown distrayant les enfants qu’on mène à la chambre à gaz d’Auschwitz), allant cachetonner dans des nanars français (Par où t’es rentré, on t’a pas vu sortir), se refaisant à l’occasion une santé critique dans des films d’auteurs plus présentables (Arizona Dream d’Emir Kusturica, et surtout La Valse des Pantins, alias The King of Comedy, de Martin Scorsese, qui explore sa face sombre et sa réputation d’emmerdeur tyrannique).

Il était né Jerome Levitch en 1926, à Newark, New Jersey, de parents artistes de music-hall. La légende raconte qu’il monta pour la première fois sur scène à 5 ans, chantant le hit de la Grande Dépression "Brother, can you spare a dime ?", et faisant immédiatement un triomphe. Il est mort dimanche 20 août dans son fief de Las Vegas, où il montait encore régulièrement sur scène jusqu’à l’an dernier. C’était un vrai cinglé de cinéma.

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