Rencontre avec deux des patrons d'Apple TV+ qui nous éclairent sur la stratégie du streamer, et notamment de ses ambitieuses séries françaises.
Studio à l'origine de séries ambitieuses et racées, allant de For All Mankind à Severance en passant par Masters of the Air, Apple TV+ a également sorti sur grand écran Killers of the Flower Moon de Scorsese et Napoléon de Ridley Scott. Mais dans un monde du streaming en changement permanent, est-ce que la décision de jouer la qualité à gros budget est payante ? Jay Hunt et Eddy Cue, respectivement creative director Europe d'Apple TV+ et vice-président de la firme à la pomme, nous éclairent sur la stratégie du streamer, notamment dans sa relation avec le marché français.
Quelles sont les spécificités de votre stratégie au sein du marché français ?
Jay : On a réfléchi à la façon de s'implanter dans chaque marché. Quand on est venus en France, on a eu une bonne vision de ce que le public aime regarder. On veut travailler avec de grands storytellers français afin de s'assurer que leurs productions soient ambitieuses, remarquables et disent quelque chose du monde. Ce que j'aime avec les producteurs français, c'est qu'ils commencent toujours leurs pitchs par « voici l'histoire que je veux raconter », ou bien « voici le problème que je veux éclairer ». A partir de là, je crois que nous commençons à avoir un line up de qualité, bâti pour le marché local. Les Gouttes de Dieu est le meilleur exemple : la série emmène le public dans le monde très sélect de l'oenologie. Nous allons bientôt lancer La Maison, qui se passe au sein de la haute couture avec Lambert Wilson. Et puis il y aura Carême, une série remarquable en termes de production design. Benjamin Voisin va devenir une superstar : il est incroyable dans le rôle. Faire un drame historique ne suffit pas, il faut qu'il soit thrilling. Et puis la série de Cédric Anger, A l'ombre des forêts, sur une bande d'amis qui vont chasser un après-midi et tuent un inconnu par accident. C'est une plongée incroyable dans la paranoïa et la France rurale. C'est sombre, terrifiant, et ça donne un bon aperçu de la vie dans une petite communauté. Benoît Magimel, Mélanie Laurent... Beaucoup de César dedans, quoi. (rires) Bref, il y a une vraie diversité dans ce que nous proposons.
Eddy : Mais ce n'est pas spécifique au marché français. Nos séries sont "global". Les Gouttes de Dieu marche partout : si une série française est bonne, elle sera regardée sur toute la planète. Les gens aiment savoir ce qui se passe dans d'autres cultures.
Jay : Oui, mais je crois que les spectateurs français aiment voir leurs reflets dans une série.
Apple TV+ insiste aussi sur les auteurs : par exemple, la bande-annonce de La Voix du lac (Lady in the Lake) avec Natalie Portman porte en exergue "par la réalisatrice visionnaire Alma Har'el"... En quoi est-ce important de vendre les séries comme des oeuvres d'auteur ?
Jay : On veut recruter les meilleurs storytellers, les meilleurs artistes, tout simplement. Parfois c'est le réalisateur ou la réalisatrice, parfois ce sont les scénaristes ou les producteurs...
Eddy : Je crois que nos séries parlent pour elles-mêmes, non ? On est tout neuf sur le marché -enfin, cela fait cinq ans que nous sommes là, nous n'avions pas de catalogue déjà existant pour se lancer. Toutes nos séries sont créées de toutes pièces à partir de rien, pourrait-on dire.
Justement, comment vous définiriez-vous par rapport aux autres majors du streaming comme Netflix ou Max ?
Eddy : La vision que l'on a eue au départ, c'est comme pour celles des produits Apple. On ne veut pas forcément être les plus nombreux, mais on veut être les meilleurs. Nous voulions faire des séries qui attiraient l'attention, qui font rire, pleurer, réfléchir, instruire le public... Voire, faire regarder à des gens des choses qu'ils n'auraient jamais pensé regarder. Tout ce que l'on fait doit relever de la plus haute qualité. Regardez le premier épisode de n'importe quelle de nos séries, et vous verrez ? De la haute qualité. Voilà ce qui nous différencie de la concurrence : je ne dis pas qu'ils le font mal, mais c'est notre différence. On ne vend pas le plus de téléphones, mais on vend les meilleurs.
Concernant les films, comment décidez-vous de ceux qui sortent au cinéma de ceux directement en streaming ?
Eddy : Mmm... je ne pense pas avoir de réponse toute prête, désolé ! Nous apprenons au fur et à mesure sur ce sujet. Nous avons sorti quelques films en salles, mais nous ne sommes certainement pas des experts dans ce domaine. On aime l'idée qu'une sortie en salles crée un véritable événement. Mais je crois que l'on ne peut faire cela que pour certains films. En toute honnêteté, on apprend au fur et à mesure. Mais bon, prenez par exemple Formule 1 avec Brad Pitt : celui-ci sortira en salles, c'est évident. To the Moon a eu droit à une sortie salles, je pense que c'est un film formidable, l'une des meilleures performances de Scarlett Johansson... Mais il n'y a pas de formule toute prête.
Prenons par exemple un film de Scorsese de trois heures : Netflix a sorti The Irishman directement sur sa plateforme, mais vous, vous avez sorti Killers of the Flower Moon en salles.
Eddy : Encore une fois, il n'y a pas de règles ! Quand on a commencé, je voulais vraiment qu'on soit flexibles sur la stratégie de sorties. Qu'on ne grave rien dans le marbre : un épisode par semaine ou toute la saison d'un coup, une sortie en streaming mais pas en salles... A mon avis, c'est la bonne façon de procéder. Le public doit nous dire ce qu'il aime, et la façon dont il regarde nos productions. Sortir un épisode par semaine marche pour certaines séries -vous perdez quelque chose si vous donnez tout d'un coup- mais pas du tout pour d'autres. Les bénéfices au cinéma sont différents : je pense que le public croit que si un film sort en salles, c'est qu'il est plus grand, et qu'il est meilleur. C'est vrai, mais en partie seulement.
Pensez-vous que les films en France doivent sortir en même temps en streaming et en salles, ou au contraire pensez-vous que la chronologie des médias doit être respectée voire renforcée ?
Eddy : Bien sûr que l'on doit respecter la fenêtre de sortie française. Ceci dit, je n'ai pas de réponse définitive à cette question : le marché évolue rapidement. Les règles les plus rigides ne s'appliquent pas à toutes les situations. Mais on apprend. Aucun pays au monde ne comprend ni n'apprécie autant le cinéma que la France. Il faut écouter cela.
Jay : Oui, il suffit de regarder la cérémonie des César pour réaliser vraiment à quel point vous avez une tradition de cinéma riche et profonde.
Votre line-up ne paraît pas autant chargé que les autres studios.
Jay : Oui, comme Eddy l'a dit, nous essayons d'être très prudents, très investis sur notre stratégie sur chaque marché. Etudier ce que veut le public, comment lui offrir quelque chose de différent, de distinct. Oui, le line up est réduit, mais la qualité est incroyablement élevée ! Les créatifs et nous, nous sommes raccords en termes d'ambition. Il faut prendre le temps pour obtenir la qualité que nous recherchons.
Eddy : Tout à fait d'accord. Mais je ne dirais pas que vous avons peu de séries en développement. Nous en avons assez. Est-ce que j'aimerais en avoir plus ? Sans doute, mais la qualité se paye.
Du vin, de la haute couture, de la gastronomie, de la chasse... Les séries « haute couture » c'est un genre en soi, avec The New Look sur Coco Chanel ou Becoming Karl Lagerfeld...
Jay : Oui, mais on espère que La Maison dit quelque chose de très fort sur ce monde. Ce n'est pas juste une saga familiale sur la mode. Ça parle de changements dans l'industrie, de son économie -comment faire lorsque vous produisez à l'autre bout du monde des produits qui sont le point fort de vos exportations ? J'espère que la série parlera pour elle-même.
En France, on peut regarder les productions Apple via Canal+. Pourquoi était-ce important d'établir ce partenariat ?
Eddy : J'a commencé à bâtir une relation avec Canal+ il y a plus de quinze années, avant même que l'on ne commence à faire des films et des séries. Ils recherchent la même qualité, même si je crois que nous faisons des choses différentes des productions Canal+. Ils ont beaucoup de contenu original, comme nous, et nous sommes complémentaires en termes d'offre.
Prenons Masters of the Air : pensez-vous que vous puissiez continuer à produire des séries aussi amples en termes de production, du niveau d'un blockbuster ?
Jay : J'ai fait ma carrière dans le cinéma en Angleterre, donc je sais ce que c'est de travailler avec un budget réduit... En vérité, nous voulons que les séries soient immenses, ambitieuses, soignées... Mais elles n'ont pas besoin de coûter toutes le même prix. Prenez Hijack avec Idris Elba ou Bad Sisters, je pense qu'elles ont un look épique, mais elles n'ont pas coûté un budget faramineux. Nous investissons à long terme, dans le storytelling européen, pour créer des choses uniques à destination d'un marché global.
Eddy : Un budget énorme n'est pas synonyme de qualité, évidemment. Ce serait trop facile.
Jay : Surtout, en Europe, la production télévisuelle est d'un niveau très élevé. On peut produire de très belles choses sans forcément se ruiner.
A un moment, Netflix a été un vrai refuge pour auteurs. Le studio leur signait quasiment des chèques en blanc pour faire leurs projets. Ce n'est plus vrai aujourd'hui. Est-ce que Apple est devenu ce refuge ?
Jay : Mais on ne signe pas de chèques en blanc. Personne n'a JAMAIS signé de chèques en blanc, nulle part. (rires) On a réussi à attirer de grands auteurs, comme vous l'avez remarqué précédemment. On veut qu'ils sachent qu'Apple les comprend, comprend les histoires qu'ils veulent raconter et la visions qu'ils portent.
Justement, Ridley Scott a beaucoup évoqué sa version longue de Napoléon qui pourrait sortir directement en streaming... C'est un bon exemple de relation entre auteur et studio ?
Jay : Oui, mais tout cela est décidé en partnership, on ne donne pas carte blanche.
Eddy : C'est cela. Nous prenons ces décisions en équipe. On ne signe pas un chèque en blanc à quelqu'un qui revient avec un produit fini peu de temps après... Jay et son équipe sont impliquées tout au long du processus.
Jay : Comment combiner l'expertise et les moyens Apple avec la vision de ces auteurs ? C'est la clef.
Et le patrimoine ?
Eddy : On n'a pas de plan pour une « library » de titres anciens. On ne veut pas faire de catalogue. C'était clair dès le départ. Notre plan, c'est construire, construire, construire. Faire notre propre catalogue.
Jay : Même si vous ne trouvez pas quelque chose à votre goût, on veut que la plateforme reflète notre ambition. Que vous voyez des choses admirables.
Deux de vos futures sorties, Wolfs et Instigators sont des films de casse avec une bonne partie du casting d'Ocean's Eleven : Clooney et Pitt pour Wolfs, Matt Damon et Casey Affleck pour Instigators. C'est fait exprès ?
Eddy : Ahah, c'est une vraie coïncidence en termes de timing ! Je pense que Wolfs un film très différent pour Brad Pitt et George Clooney. Les réunir à l'écran, forcément, ça marche...
Mais ces films semblent miser sur le star power, quelque chose qui ne semble pas forcément attirer le public en salles aujourd'hui... Pensez-vous que le star power fonctionne en streaming ?
Jay : Bien sûr que ça marche ! Regardez le cinéma français. Mais comme Eddy l'a souligné, l'argent ne fait pas tout. Vous pouvez avoir les plus grosses stars, mais si c'est pour les faire jouer dans un film moyen, ça ne marchera pas. Il ne suffit pas d'avoir des stars fantastiques à l'écran. Il faut que l'histoire que l'on raconte fonctionne.
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