Le nouveau montage chronologique sorti l'été dernier au cinéma est diffusé ce soir sur Ciné Frisson.
Dix-huit ans après, Irréversible est ressorti au cinéma dans un nouveau montage intitulé “Inversion intégrale”, diffusé ce soir sur Ciné Frisson dans le cadre d'une nuit spéciale consacrée au cinéaste. Pourquoi Gaspar Noé a-t-il voulu remonter son oeuvre la plus emblématique dans l’ordre chronologique ? Le réalisateur nous explique en quoi ça fait sens.
24 mai 2002, Cannes, Palais des Festival. L'atmosphère est pesante, l’ambiance électrique. Des hués en pagaille, deux-cents claquements de sièges, une vingtaine d’évanouissements... Le lieutenant-général de la brigade des sapeurs-pompiers de la ville présent sur place affirmera plus tard dans la presse qu'en 25 ans de festival il n'avait jamais vécu ça. L'objet de la discorde ? Irréversible. Un rape and revenge movie aux allures de dédale cradingue, descente infernale dans un Paris interlope où un homme cherche à venger sa compagne agressée sexuellement et laissée pour morte. En point d'orgue, le couple star de l'époque composé de Monica Bellucci et Vincent Cassel, une scène de viol en gros plan de 9 minutes et un meurtre insoutenable à coup d'extincteur. Aux manettes de ce scandale, Gaspar Noé, affublé d'une parka militaire, jubilant devant l'ire des festivaliers à la sortie de la salle. Le cinéaste signe son deuxième long-métrage et sûrement son plus sulfureux. Le plus iconique aussi, devenu une relique culte aimée ou détestée en plus de la pierre angulaire de son oeuvre. Quasiment vingt ans plus tard, celui qui reste l'enfant terrible du cinéma français nous frappe à nouveau à l'estomac avec la restauration 4K d’Irréversible et un nouveau montage chronologique. Cette “inversion intégrale” est-elle légitime en 2020 ? La réponse avec un Gaspar Noé toujours aussi affable avec son débit mitraillette dans son bar fétiche au coeur d'un quartier populaire de la capitale.
Cet entretien a été publié initialement dans le numéro 510 de Première
La question que tout le monde se pose c'est pourquoi diable as-tu ressorti Irréversible dans un montage chronologique près de 20 ans après l’original ?
J’aime bien le premier montage car il est conceptuel. C'est un puzzle. Le montage à l’endroit était impossible à produire en 2002. C’était beaucoup trop violent. La narration antéchronologique a rendu le film plus “arty”, plus labyrinthique, plus facile à vendre. Au départ, il était seulement question de remastériser l'original en 4K puis, sur mon banc de montage, j’ai vu que je pouvais faire autre chose : un second film qu’on aurait proposé en bonus d’une édition DVD ou Blu-Ray. Finalement, on sort les deux versions au cinéma en même temps. C'était le moment ou jamais.
Certains pourraient y voir un gadget ou un caprice de ta part. Est-ce que tu penses que l'inversion intégrale était nécessaire pour donner une deuxième vie au film ?
C’est un nouveau film, un autre film. Quelque chose de plus poisseux où tous les personnages principaux merdent à la fin. C’est plus cruel parce que c’est plus clair dans le propos et les émotions. C’est drôle : le premier Irréversible est sorti en 2002, celui-ci sort en 2020. Il y a un effet miroir, les deux films sont comme les deux faces d’une même pièce.
Il est difficile de voir les modifications que tu as apporté à cette nouvelle version excepté son ordre chronologique.
Parce qu’il n’y en a pas. Ou très peu. J’ai supprimé environ quatre minutes de film, je n’ai pas rajouté une seule scène, pas un seul dialogue. J’ai passé deux semaines à travailler les raccords d’images et les fondus de son. C'est tout.
Tu ne penses pas que cela atténue l’aspect cérébral du film d’origine ? Que ça le rend plus primaire, voire primitif ?
Je ne pense pas qu’il faille voir une version plutôt que l’autre ou que la nouvelle dépasse l’originale. Je conseille à tout le monde de voir les deux pour avoir une expérience complémentaire. C’est comme avec les Beatles et l’enregistrement Revolution 9. Quand j’étais gamin il y avait une légende urbaine qui racontait que si tu le passais à l’envers tu pouvais entendre des messages subliminaux. Là c'est pareil : C’est juste une histoire de Face A et de Face B, les deux Irréversible se répondent entre eux.
Le nouveau public va pourtant découvrir un film beaucoup plus désespéré et nihiliste.
Oui, les actes des personnages de Vincent [Cassel] et Albert [Dupontel] découlent d’une vengeance ratée. Ils deviennent presque aussi monstrueux que ceux qu’ils pourchassent. C’est de la barbarie contre de la barbarie. Pourtant, dans cette nouvelle version on s’attache plus aux personnages. Monica [Bellucci] devient l’héroïne du film, comparé à la première mouture. On suit l’histoire par le prisme de son personnage et l’empathie du spectateur se porte essentiellement sur elle.
Tu as toujours cette envie, 20 ans plus tard, de choquer l'auditoire en l'embarquant dans ton train fantôme ?
On a raconté beaucoup de choses mais, en 2002, j’ai très bien vécu la présentation d’Irréversible à Cannes…
Certains spectateurs ont quand même voulu te casser la gueule à la sortie…
C’est vrai mais bon… (rires) Vu de l’intérieur c’était quand même très drôle. Je n’ai jamais mal vécu la sortie d’un de mes films. Que le public soit mécontent, la presse assassine ou qu’ils ne marchent pas en salles ne m’affecte pas du tout. Parce que je suis content du résultat. En réalité, je préfère les mauvaises critiques à l'idolâtrie de certains fans. Je préfère qu’on me menace plutôt qu’on me suive dans la rue pour faire un selfie ! (rires)
La quasi intégralité de ton oeuvre tourne autour du temps. Avec cette nouvelle version on te sent plus désabusé. Est-ce que c'est parce que les années se sont écoulées et que tu t'interroge sur la postérité de ton oeuvre ? Et ta propre mortalité en tant qu’Homme ?
Pas du tout. Enfin, je ne me sens pas plus désabusé qu’il y a vingt ans. Le rapport à la mortalité c’est différent. Ma première expérience avec la mort est liée à celle de ma mère. J’ai compris que le monde était virtuel, voir des proches mourir c’est un peu comme vivre à travers l’illusion du Magicien d’Oz. Tu n’es pas désabusé, au contraire, ça amène une forme de tranquillité.
Irréversible, à sa sortie originale, marque l'apogée de ta notoriété publique. Tu étais encensé d'un côté, détesté de l'autre…
(Il coupe) C’est bon d’être détesté.
Mais 18 ans plus tard la société a changé, les moeurs aussi, le cinéma français est tiède, les réseaux sociaux rythment le débat public... Comment vois-tu le retour de ce film en salles ?
Il y a plein de films sortis dans les années 70-80 qui ne pourraient pas être faits aujourd’hui. Salo, par exemple, ce serait impensable. La société a beaucoup changé oui, la représentation de certains dérapages humains, masculins ou féminins, sont de plus en plus contrôlés ou commentés. Le professeur Choron ou un journal comme Hara Kiri ne pourraient pas exister à l’heure actuelle.
Est-ce que tu t'attends à un nouveau déferlement de haine ? À une nouvelle incompréhension d’une partie du public ?
(Il réfléchit longuement) La mondialisation du film fait qu’il a été digéré depuis longtemps. Je n’ai pas envie de le comparer au chef-d’oeuvre de Jean Eustache -loin de là !-, La maman et la putain, mais sa sortie en 73 a fait scandale alors que de nos jours tout le monde s’accorde à dire que c’est une oeuvre majeure. Irréversible aura toujours ses détracteurs mais je pense qu’il a bien été assimilé. Même par les gens qui le détestent.
J’ai l’impression que ce remontage est plus en adéquation avec notre époque qui est de plus en plus obscure.
Possible... Le film original était déjà le reflet d’une époque. Mais oui, on dirait que c’est contemporain si ce n’est que les protagonistes ne se trimballent pas tout le temps avec un iPhone à la main. C’est juste une fiction sur des êtres humains qui peuvent parfois se comporter comme des monstres. Il ne faut pas oublier qu’on reste des animaux un poil plus calculateurs. On est jamais que des petits singes qui essayons de dominer d’autres petits singes.
Dans le film original, il y avait une sorte d'happy end. On arrivait un peu à sortir du tunnel. Ici, on reste totalement bloqué dedans.
C’était un faux happy end. C’est comme le confinement lié à l’épidémie de COVID-19. On a cru qu’on allait rester enfermés puis -hop !-, miracle on se retrouve libérés. Dans le premier Irréversible c’est pareil : on t’envoie un gros coup dans le plexus puis à la fin on te montre de belles images d’une femme enceinte dans un parc. Le pire est passé, on peut souffler. Dans l’inversion intégrale c’est totalement le contraire : le pire reste à venir. Et tout le monde est perdant à la fin.
Ceci explique que tu n’as pas remis la scène coupée au montage original dans laquelle on voit le personnage de Monica à l'hôpital, et donc en vie.
Je l’ai effectivement tournée à l’époque mais je n’avais pas réussi à la placer correctement. Ca ne marchait pas. Dans l’inversion intégrale non plus : ça aurait fait un happy end. Alors que si l’on ne sait pas si elle est vivante ou non, ça rend le film encore plus noir. Un peu comme la disparition d’Electra dans Love. Michael Haneke est doué pour faire ça : coller des fins qui restent en tête parce qu’elles laissent un problème irrésolu. Aujourd’hui, 99% des films que l’on voit ne restent pas en tête. Il n’y a plus de films avec des images fortes et nouvelles comme Eraserhead ou Un chien andalou.
Par contre, tu as changé ton aphorisme fétiche : Le temps ne détruit plus tout, désormais il révèle les choses. C’est difficile d’y voir néanmoins un message d'espoir.
Ces deux phrases sont complémentaires. J’avais déjà hésité à les intervertir à l'époque. Ce n’est pas un regret mais c’est vrai que “le temps détruit tout” était très lapidaire à la fin. Mais ce n’est pas vrai : j’ai une vie très heureuse, mouvementée mais très heureuse. Le temps te permet tout, le temps révèle tout aussi. C’est comme le Yin et le Yang, la version d’origine et l’inversion intégrale, le puzzle est enfin complet.
Tu parlais de Love, qui est un mélo porno mais aussi paradoxalement ton film le plus “accessible”. À sa sortie, en 2015, il avait subi une interdiction aux moins de 18 ans et fait peu d'entrées. Cinq ans plus tard, il cartonne sur Netflix aux États-Unis et en France. On en revient au temps qui passe, les mentalités qui évoluent et la redécouverte d'une oeuvre.
Love a été un bide en salles. Un film a plusieurs vies : d’abord avec les festivaliers, puis en salles ensuite en DVD ou en copie piratée… Tous refont surface un jour, c’est comme ça qu’on redécouvre des Renoir, des Pasolini. Tous leurs meilleurs films ont fait des bides intergalactiques à leur sortie. L’important c’est le résultat pas qu’ils soient forcément en adéquation avec leurs époques. Vincent Maraval, qui était en 2002 l’agent de vente d’Irréversible via Wild Bunch, m’avait confié que le succès du film n’était pas dû aux bonnes raisons : ce n’était pas la mise en scène, pas la structure inversée du scénario. C’était l’intérêt morbide du spectateur pour l’histoire. Comme lorsque quelqu’un ralentit sur l’autoroute pour regarder un accident.
Par le fruit du hasard, Irréversible sort le même jour que Tenet de Christopher Nolan qui est lui aussi obsédé par le temps et Stanley Kubrick.
Il n’y a pas de hasard, c’est très bien comme ça. (sourire en coin)
Vous vous tirez la bourre pour savoir qui est son héritier direct.
Nolan je ne le connais pas, il est au coeur de l’industrie. Je ne dis pas que je suis sur la touche de l’industrie mais la France est une province par rapport à Hollywood. Je suis content de faire des films ici avec de “petits moyens”. Irréversible c’était des gros moyens à mon échelle même si ce n’était même pas le budget d’un téléfilm.
Nolan a aussi ressorti son Memento en montage chronologique il y a plusieurs années. C'était une inspiration ou encore le hasard ?
Je ne le savais pas. Je l'ai vu lorsque je faisais Irréversible, il était sorti neuf mois avant. Je n'avais rien compris. Mais si tu me dis que Memento existe en version alternative je te crois. Il faut que je trouve la référence de l’édition pour l'acheter sur Ebay. (rires)
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