la chair et le sang
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Derrière l’odeur de viande moisie, la cruauté médiévale et les excès trash, La Chair et le sang est probablement le film le plus délicat et le plus sentimental jamais tourné par Paul Verhoeven. Alors que Rutger Hauer est décédé, il est temps de le redécouvrir.

A l’image du film, le titre ne fait pas de chichi : La chair et le sang désigne évidemment le sexe et la violence. On le sait ce sont les deux mamelles du cinéma de Paul Verhoeven et elles vont ouvertement nourrir pendant près de deux heures cet objet toujours aussi aberrant, choquant et subjuguant plus de trente ans après sa sortie. Ce septième long-métrage du « Hollandais violent » peut ainsi se regarder comme une forme d’œuvre-somme, synthétisant tout ce qu’il y a eu avant et annonçant tout ce qu’il y aura après, une sorte de nectar (de nectrash ?) des excès divers de son auteur. Tout en se permettant de faire le lien entre sa période hollandaise et hollywoodienne.

Coincé entre Le quatrième homme (gros doigt d’honneur arty adressé à l’intelligentsia hollandaise) et Robocop (satire à l’acide de l’american way of life camouflé dans une armure rutilante de série B), La chair et le sang est un objet foncièrement apatride, sans attache ni ancrage clairement défini. Un film à propos d’une époque (lointaine) mais pas à propos d’un pays, ni de sa culture - ce qui est assez unique dans la filmo de Verhoeven. C’est une oeuvre qui n’aurait pu exister en l’état ni aux Etats Unis (beaucoup trop de sexe et trop de violence), ni en Hollande (trop de moyens étaient nécessaires à sa confection) et qui n’a pu se frayer un chemin jusqu’à nous que par la grâce du système des coprods internationales. Ainsi ce film qui ne cesse de brocarder la bondieuserie et ses superstitions, s’apparente ni plus ni moins à un petit miracle.

Tourné au beau milieu de l’Espagne et en langue anglaise, financé en partie par le mini-studio US aujourd’hui défunt Orion, et fabriqué par une équipe technique majoritairement européenne, La chair et le sang propulse le genre, typiquement hollywoodien, du film d’aventure médiévale dans une imagerie et un certain cynisme, purement européen. Il y est question d’un groupe de mercenaires menés par le brutal et irrésistible Martin (Rutger Hauer dans le rôle de sa vie) qui kidnappent, Agnès, jeune pucelle promise à Stephen, le fils d’un puissant seigneur local.

Derrière les hectolitres de sangs, les pendus en putréfaction, les paysannes à la langue découpée ou les corps des mômes ravagés par la peste bubonique, va se mettre en place un triangle amoureux dominée par la débutante Jennifer Jason Leigh (23 ans à l’époque et enterrant déjà toute la concurrence), qui va rendre chèvres les deux mâles dominants - tous deux par ailleurs stupéfaits de découvrir la force du sentiment amoureux . Elle aime la virilité sadique de l’un, la douceur bourgeoise de l’autre, mais elle choisira surtout celui qui lui permettra de sauver sa peau dans une époque régie par le chaos.

C’est ce portrait de femme à la fois opportuniste et fleur bleue, machiavélique et sensible, qui fait dénoter La Chair et le sang dans la filmo de son auteur. Si habituellement les films de Verhoeven, frontaux et sans ambivalence, s’offrent à nous sans qu’il soit trop nécessaire de gratter derrière leur vernis provoc, chaque vision de La chair et le sang nous en apprend un peu plus sur Agnès, ses émotions, ses colères et (surtout) la découverte de son sex-appeal. Derrière l’humour très noir et très drôle (pas si éloigné parfois de celui de Sacré Graal) et l’attrait pour l’ultra-violence, le cinéaste hollandais confectionne avec ce personnage une broderie d’une virtuosité et d’une subtilité unique dans son cinéma. L’alliage entre le grand spectacle que le film propose et cette méticulosité psychologique résume parfaitement le caractère bicéphale de l’entreprise.

Ça n’en fait pas un objet mal fichu pour autant, bien au contraire, mais cet écartèlement explique autant son échec monumental au moment de sa sortie que son absence de postérité qui semble toujours d’actualité. Ses éditions vidéos, multiples, n’ont rien fait pour rectifier le tir : jusqu’à début 2005, elles étaient toutes systématiquement recadrées, censurées ou retitrées (le film s’est longtemps retrouvé affublé d’un grotesque « La rose et l’épée » pour le marché vidéo Us).

Cocorico, en 2012 les Français ont eu la chance de voir débarquer chez Filmedia, un blu-ray au transfert impeccable et agrémenté de quelques très bon bonus. Mais très vite cette édition s’est retrouvée épuisée avant même de pouvoir atteindre les bacs à soldes. Elle se négocie aujourd’hui à plus de 70 euros pièces sur les divers « maketplace » du web.

Peu diffusé à la télé, en festival, rarement discuté dans la presse, La chair et le sang reste un film chéri avant tout par les aficionados du cinéma de Paul Verhoeven, sa renommé dépassant difficilement ce cadre là - même lorsque les scénaristes de Games of Thrones avouent qu’ils lui ont piqué beaucoup. Le beau blu-ray anglais sorti chez Eureka s’impose comme l’édition la plus complète jamais sortie à ce jour. Le transfert ne semble pas avoir bougé depuis l’édition Filmedia, il reste d’excellente tenue, et les bonus eux sont carrément pléthoriques (reprise du commentaire audio issu du disque US, l’excellent docu Verhoeven Vs Verhoeven, un entretien avec le scénariste, un autre avec Rutger Hauer…). Rien ici n’est malheureusement sous-titré en français, mais ni le film ni les bonus n’exigent de grandes compétences linguistiques. Tout ici est affaire de sexe et de violence. Un langage universel.  

Mort de Rutger Hauer

Coup de sang

Si Verhoeven décrit encore le tournage de La chair et le sang comme le plus pénible de sa carrière (il ne comprenait encore pas grand-chose à l’anglais, la pyrotechnie était un peu hésitante, l’équipe dormait dans un château réfrigéré…), le film lui aura surtout coûté son amitié avec l’acteur fétiche de sa période hollandaise, Rutger Hauer - qu’il avait rencontré à la fin des 60’s sur une série intitulée Floris, sorte de Thierry La Fronde batave.

Au moment d’attaquer le tournage de La chair et le sang, Hauer a posé ses valises à Hollywood depuis quelques temps et a déjà tourné aux côtés de Stallone, Harisson Ford, Gene Hackman ou Sam Peckinpah. Surtout il vient de terminer son premier blockbuster en tant que « héros vertueux », Ladyhawke de Richard Donner, et se met soudainement à rêver d’une carrière US à très grande échelle. Un peu forcé par son agent, un peu redevable vis-à-vis de Verhoeven, il accepte sans enthousiasme le rôle du très bourrin Martin dans La chair et le sang.

Par peur que le film le condamne à redevenir un bad guy de service à Hollywood, Hauer cherchera au fil du tournage à gommer toutes les aspérités et la violence du personnage et poussera l’équipe à fomenter un véritable putsch contre Verhoeven et ses visions hardcore. Les deux hommes ne s’adresseront plus la parole jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui encore Verhoeven regrette d’avoir casté Hauer pour ce rôle. Ca serait oublier qu’il n’ a probablement jamais été aussi génial, beau et habité que dans La chair et le sang.