Pour raconter la vie de Maria Montessori (Jasmine Trinca), Léa Todorov lui oppose une femme qui n'a jamais existé, jouée par la talentueuse Leïla Bekhti. Explications.
En 1900, Lili d’Alengy, célèbre courtisane parisienne, a un secret honteux - sa fille Tina, née avec un handicap. Peu disposée à s’occuper d’une enfant qui menace sa carrière, elle décide de quitter Paris pour Rome. Elle y fait la connaissance de Maria Montessori, une femme médecin qui développe une méthode d’apprentissage révolutionnaire pour les enfants qu’on appelle alors « déficients ». Mais Maria cache elle aussi un secret : un enfant né hors mariage. Ensemble, les deux femmes vont s’entraider pour gagner leur place dans ce monde d’hommes et écrire l’Histoire.
Léa Todorov signe un premier film fort avec La Nouvelle femme, portrait de la pédagogue qui a révolutionné les méthodes d'éducation des enfants au tout début du XXe siècle. Elle parvient à traiter de différents sujets captivants au sein de ce récit : parler d'émancipation féminine, du rôle de la mère dans nos sociétés, des problématiques liées à l'éducation... tous en replaçant les enfants en situation de handicap, appelés à l'époque "déficients" au cœur de la réflexion. Car c'est pour eux qu'a été développée à l'origine cette méthode d'apprentissage offrant plus d'autonomie aux élèves. Elle a si bien fonctionné qu'elle a ensuite été élargie aux écoles publiques, et a traversé les frontières.
La Nouvelle femme : un premier film puissant, mené avec conviction par Jasmine Trinca et Leïla Bekhti [critique]Maria Montessori est une héroïne d'autant plus captivante que si elle a su transmettre ses convictions dans son travail comme personne, elle ne put élever comme elle l'entendait son propre fils. Un paradoxe qui intéressait particulièrement la réalisatrice, tout comme le fait de proposer avec son film le portrait -parfois sombre- de plusieurs femmes. Elle oppose ainsi à (Jasmine Trinca, particulièrement saisissante dans le rôle principal, un contrepoids via le personnage de Lili d'Alengy, une "coquette" interprétée par Leïla Bekhti. Une séductrice, mère malheureuse d'une fillette handicapée qu'elle ne parvient pas à élever. Et qui est totalement inventée.
D'où cette question : comment conçoit-on un "biopic fiction" ? Comment trouver la réalité d'une femme tout en lui opposant une interlocutrice qui n'a jamais existé ? Léa Todorov a énormément réfléchi à la question. Rencontrée au festival de Sarlat, où elle a reçu le prix du public – Jasmine Trinca a elle gagné le prix d'interprétation féminine-, la scénariste et réalisatrice nous livre sa propre méthode pour réussir son film sur Montessori.
Léa Todorov au festival de Sarlat, novembre 2023.
Partir d'idées fortes
"Il y a cette "malédiction des pédagogues" : quand j'écrivais, je pensais par exemple à Rousseau qui avait beaucoup écrit sur l'éducation et qui a abandonné tous ses enfants. C'est le premier exemple qui vient toujours en tête : comment quelqu'un qui a écrit L'Emile peut ne pas s'occuper de ses propres enfants ? Maria Montessori, effectivement, avait ce rapport compliqué avec son fils. Quand je travaillais sur le film sur l'éducation nouvelle (Révolution école 1918-1939, réalisé par Joanna Grudzinska en 2016, ndlr), on avait aussi beaucoup étudié le cas d'Adolphe Ferrière, qui était un grand pédagogue mais qui souffrait de surdité et dont le fils était l'énorme sujet de problèmes. Il était là avec tous ses principes... Sauf qu'avec son fils ça ne marchait pas. Il y avait cette résistance de l'enfant. Quand on est pédagogue, finalement, il faut s'adapter à chacun et les principes parfois ne valent que pour l'un et pas pour l'autre."
S'inspirer d'oeuvres classiques
"Il y a bien un film qui m'a servi de référence, c'est Amadeus. Pour la capacité de Milos Forman à respecter et bousculer en même temps le film d'époque. Il a pris des libertés avec la vie de Mozart, tout en étant à la fois très fidèle à un esprit, c'est quelque chose que je trouvais captivant. C'était ça pour moi la ligne à suivre. Pas celle des biopics 'classiques'.
Au début du XXe siècle, il existait dans certains milieux aisés une honte des enfants différents. Une crainte. La pensée scientifique de l'époque assurait que ces enfants naissaient toujours dans des familles pauvres... Sauf qu'on sait aujourd'hui que les riches les cachaient tellement bien que l'on n'avait pas connaissance de leur existence. L'une des héroïnes dont je me suis inspirée, c'est celle de L'Art de la joie de Sapienza, une artiste italienne. Elle a écrit sur une femme qui s'appelle Modesta, dont la soeur s'appelle Tina, et c'est une enfant avec une trisomie. Quand j'ai inventé 'ma' Tina, je pensais à ça. Que ressent cette femme face à ce membre de la famille complètement caché ? Dans L'art de la joie, elle va finir par épouser un prince porteur de trisomie. Il est riche, certes, mais lui aussi est caché au monde. Avec cette idée qu'il ne faut pas le montrer pour ne pas ternir l'image de la famille"
Faire confiance à ses actrices
"Je trouve que Jasmine Trinca nous séduit tellement que Maria Montessori en devient peut être un peu trop 'géniale' à son tour, mais malgré tout, je la vois comme une femme qui, même aux moments difficiles, a toujours été pétrie de contradictions. Elle fait un choix fort à la fin pour tous les enfants. Mais finalement, est ce que c'est vraiment pour eux ou est-ce aussi pour servir sa carrière, son ambition ? Je pense qu'il faut se poser ces questions-là et qu'il n'existe pas une seule réponse simple. Il me semblait important de faire un biopic, ou en tout cas une forme de biopic, qui soit capable d'écorner une image trop sacro sainte de cette femme. En montrant ses failles, cela la rend humaine.
Jasmine, c'est une comédienne que je suivais depuis longtemps. La Chambre du fils, ça a 20 ans déjà, et elle était incroyable dedans. Elle avait joué dans L'Apollonide aussi, de Bertrand Bonello et Saint Laurent. Ah et elle m'avait marquée dans un film italien qui avait bien marché, Fortunata. Je ne sais pas pourquoi exactement, mais j'avais fixé sur elle en amont du tournage en me disant que je ne voyais pas qui d'autre pouvait faire Maria Montessori dans ce film. J'aurais été désespérée si elle ne l'avait pas fait !
Pour le rôle de Leïla Bekhti, j'ai vachement galéré à trouver quel personnage féminin à l'époque pouvait être suffisamment fort pour lui faire face sans être sa copie conforme. C'est une femme qui tire sa puissance de sa capacité de séduction des hommes. Leïla, je trouvais intéressant de lui offrir ce rôle parce que c'était assez loin de ce qu'elle avait fait avant. Et je trouvais ça chouette de lui donner un rôle de femme très séductrice et séduisante, qui n'est pas quelque chose qu'elle fait souvent. Elle joue beaucoup des personnages d'aujourd'hui, mais où elle efface quelque part sa beauté. Bon, elle ne peut pas vraiment 'effacer sa beauté', mais en tout cas, elle ne met la pas au premier plan. Comme dans Je verrai toujours vos visages, par exemple. Ou dans La troisième guerre, où elle jouait le rôle d'une militaire avec ses costumes larges. Ou alors chez Joaquim Lafosse ? Ce ne sont pas des rôles dans lesquels elle joue une femme en pleine possession de son pouvoir de séduction, alors que là, c'était super rigolo de travailler là-dessus avec elle."
Ne pas gommer la part d'ombre de son "héroïne"
"Quand j'avais travaillé sur le documentaire sur Maria Montessori, on avait vraiment exploré toutes les facettes de sa vie. Effectivement, là, ça s'arrête avant la collaboration avec le fascisme, qui de mon point de vue, est quand même une collaboration. Je trouve que ça ne lui échappe pas complètement, et c'est vraiment l'endroit très sombre de la vie de Maria Montessori. En même temps je l'ai toujours compris sans l'excuser, parce que je pense que ça reste quelque chose qui n'aurait pas dû se faire, mais qu'on ne peut pas juger de ça un siècle plus tard. J'ai toujours eu l'impression que c'était aussi quelque chose qui est venu marquer un épuisement qu'elle avait de promouvoir sa méthode. Au bout de 20 ans de démarchage, de tournées aux États-Unis pour promouvoir ses écoles, d'en ouvrir de nouvelles à droite à gauche, d'être sur tous les fronts à essayer de tout surveiller...
C'est une femme qui était très dans le contrôle, très autoritaire et tout d'un coup, elle s'est vue proposer un cadre. Le parti proposait l'exposition de tous les enfants à sa méthode. Je pense aussi qu'elle était très sincèrement convaincue que si tous les enfants italiens avaient été formés via sa méthode, il n'y aurait pas de guerre possible. Elle avait tellement l'impression qu'elle révolutionnait l'âme de l'enfant qu'elle luttait quelque part aussi contre le fascisme. Bon, je pense qu'elle se fourvoyait, parce que dans le fond, les régimes politiques ont une puissance terrible et donc au bout d'un moment, elle ne se retrouvait plus dans des compromis qu'elle était obligée de faire. Et puis elle est partie. Mais elle a mis hyper longtemps à partir, dix ans.
Je ne pouvais pas tout mettre dans le film, il a fallu s'arrêter à un endroit précis, mais il y a autre chose dont j'aurais aimé parler, c'est de son fils une fois adulte. J'ai toujours trouvé ça fascinant qu'il ait épousé une Américaine... qui est ensuite repartie vivre aux Etats-Unis, laissant tous leurs enfants derrière elle. Ils ont réitéré cette forme d'abandon, en plus en partant en Inde pendant la Seconde Guerre Mondiale ! Ce que moi je trouve invraisemblable parce que c'est quand même un pays qui était bombardé en permanence. En lisant leurs biographies, je me demandais : 'Comment ont-ils pu partir ainsi en Inde alors que les enfants étaient en Hollande ?'
Enfin voilà, il y a plein d'aspects dans sa vie qui sont extrêmement complexes. Je ne vois pas Maria comme une sainte n'ayant fait que des choses formidables. Mais on ne peut pas non plus lui retirer d'avoir généralisé la pensée d'une prise en compte de l'individualité de l'enfant, de la nécessité de son autonomie, de ses capacités formidable d'apprentissage et du respect immense qu'on doit avoir pour l'enfant. On est redevables de Maria Montessori pour cela, alors forcément, j'ai pris soin que ce soit présent dans le film.
La scène de cauchemar était importante pour moi, même si c'est dur. Elle parle du fait que certains parents pensent que leurs enfants leur appartient, et que d'autres peuvent même les voir comme un obstacle, quelque chose qui les empêche d'avancer dans la vie. C'est très sombre, mais ça existe, et pour les femmes aussi, entre autres parce que la société, évidemment, est organisée autour du fait que c'est surtout la mère qui est chargée de prendre soin de ses enfants. Ce sont principalement elles qui s'arrêtent de travailler pour s'en occuper, et certaines peuvent se sentir piégées. Ce sont des questions très difficiles, mais ce sont des problématiques qui restent très, très actuelles. D'ailleurs, cette séquence a été particulièrement puissante à tourner pour moi, j'avais vraiment l'impression de donner vie à mes pires fantasmes et le fait que ça sorte, ça me faisait vachement de bien. Les voir incarnés à l'écran, comme ça, je me disais : 'Ok, c'est fait, j'ai réalisé mon pire cauchemar.' Je l'ai fait en ayant complètement conscience d'en être 'la réalisatrice'."
Parler du monde d'aujourd'hui
"Je trouvais que la honte qu'éprouve le personnage de Leïla, en vérité, c'est un peu le rapport que nous, on a toujours avec ces enfants porteurs de handicap. On sait qu'ils existent aujourd'hui, évidemment, mais tout le monde détourne quand même un peu le regard et est bien content de se dire qu'ils vivent dans leur endroit à eux, leur lieu spécialisé, bien loin des regards. J'avais vachement à cœur de rentrer dans le film avec ce personnage qui n'arrive pas à regarder son enfant et qui la rejette. En créant un parallèle avec nos sociétés actuelles, l'idée était aussi de montrer le chemin parcouru depuis l'époque de Montessori, mais aussi ce qui nous reste à accomplir pour tous ces enfants. Ce chemin, c'est un chemin du regard. Et pour ça, le cinéma c'est le medium parfait.
Je me dis que cette difficulté de tout concilier, Maria l'aurait rencontrée de toute façon. Parce que je pense que c'est aussi la nôtre encore aujourd'hui d'être une 'super maman'. Cela demande énormément de temps, vous y consacrez une énergie de dingue. Je sais pas si on peut être une super maman en étant une grande médecin ? Ce sont des choses qui restent compliquées à faire, le 'tout en même temps' qui est devenu la norme.
Il y a cette idée qui court encore aujourd'hui que si un enfant a des problèmes en grandissant, 'c'est de la faute de la mère.' C'est terrible. Typiquement, l'autisme, on en a parlé pendant 50 ans de cette façon, en condamnant systématiquement la mère, en disant que c'était un problème d'investissement du lien par la mère et que c'était pour ça que l'enfant était sur le trouble autistique. Aujourd'hui, on sait que c'est une aberration. Mais il y a encore des psychologues qui nourrissent cette théorie et qui défendent ce point de vue-là. C'est atrocement culpabilisant pour les mères et absolument inutile pour l'enfant.
Ce que je trouvais également important de montrer dans ce film traitant d'éducation, c'était qu'il peut y avoir plusieurs figures maternelles pour un enfant. Que la mère ce n'est pas que la génitrice. C'est pour ça que j'insiste autant en filmant des enfants qui grandissent, que ce soit les enfants de l'Institut, qui évoluent entourés des soins de Maria et des femmes qui travaillent avec elle, mais aussi de son propre garçon, Mario, qui grandit dans l'amour que lui porte sa nourrice Carlota, qui a été une forme de mère de substitution. Et bien sûr, il y a Tina : c'est Maria qui joue ce rôle-là pour elle. C'est assez chouette de se dire que, en tant que mère, tout ne repose pas sur nos épaules, qu'il peut exister d'autres mères pour nos enfants. Qui peuvent d'ailleurs être aussi des hommes : des figures aimantes et qui nourrissent l'enfant de leur bienveillance, leur aspiration, leur confiance.
Enfin, la question narcissique m'interpellait, cette idée que notre enfant doit être le meilleur miroir de soi, qu'il est l'incarnation de la réussite qu'on a eu à être un bon parent. Je tenais à la prise de conscience verbalisée du personnage de Leïla Bekhti pour parler de ce miroir, qu'on dise clairement : 'Votre fille, elle n'est pas vous, elle n'est pas votre miroir, c'est normal si elle vous échappe.' En fait, c'est quelque chose que je trouve assez joyeux de se répéter en tant que parent."
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