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Alors que le cinéma français sabre le champagne, la question du nombre de sorties de films par semaine se pose de manière de plus en plus cruciale. Eléments de réponse avec Frédéric Sojcher.C’est la grande question qui agite ces temps-ci le landerneau du cinéma français. Si certains films peinent à trouver leur publics, est-ce que ce ne serait pas parce qu'il y a trop de films sur les écrans? Frederic Sojcher, réalisateur (Cinéastes à tout prix, Hitler à Hollywood) et essayiste (son passionnant Manifeste du cinéaste vient d'être réédité) décrypte une équation plus compliquée qu'il n'y paraît.Frederic, la semaine où nous faisons cette interview, une dizaine de nouveaux films et plusieurs reprises sortent sur les écrans. C’est pas un peu beaucoup ?Si c’est beaucoup. Et une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on a dit ? An fait, avant de s'interroger sur le nombre de films qui sortent en France, il faudrait d’abord se demander comment va le cinéma. Et d'un point de vue qualitatif tout va bien : les indicateurs - de la critique aux grands festivals en passant par le public - laissent penser qu'il y a ces temps-ci beaucoup de bons films. Impossible de le déplorer. Ce constat modifie forcément la question du quantitatif. Parce que du coup, l'enjeu change et devient : quels sont les films qui vont sortir en salles et ceux qui n'y auront pas droit ? Et surtout : qui va en décider ? Le risque c’est que ce soit le marché.Et donc la rentabilité ? Exactement. C’est une logique cohérente, mais qui met forcément en péril les films les plus singuliers ou certaines cinématographies étrangères. L'une des grandes réussites du cinéma français, dans sa production ou son exploitation, c’est précisément sa diversité. Partout dans le monde, les cinéphiles comme les cinéastes sont admiratifs de ce modèle : factuellement, la France est le pays où sortent le plus de films en salles. Il y a donc plus de choix ici qu'aux Etats-Unis. Si cela change, il y a fort à parier que seules les plus grosses machines, françaises ou américaines, seront correctement exposées et donc visibles.On en est vraiment là ? Bien sûr ; et la grande erreur serait justement de minimiser ce risque : pour le moment, la force d'un film passe encore par la salle de cinéma. Son impact n'est pas le même s'il sort directement en VOD ou en DVD. Ne serait-ce qu'en termes médiatiques - même si les choses évoluent doucement - : les rubriques cinémas des journaux, radios et émissions de télés parlent exclusivement des sorties en salles. Sortir moins de films amènerait inévitablement à un cinéma à deux vitesses qui discriminerait les productions indépendantes. Or, le cinéma français à besoin, sans jugement de valeurs, de ses deux jambes pour marcher : les "gros" films et les "petits".Tout cela c’est bien beau, mais comme vous le disiez, si l'on se réfère aux  très bons chiffres des entrées de cette année, le cinéma semble en pleine forme. Est-ce que c’est la peine de tirer la sonnette d’alarme ? Les chiffres sont effectivement très bons. Mais il faut apporter un bémol : l'extraordinaire effet de concentration. Cinq ou six films auront en 2011 réalisé la majeure partie des entrées. C'est un signe inquiétant :  c'est peut-être le point de vue  d'un Belge, mais j'accorde une énorme importance à la diversité culturelle ; spécialement en France. Sans elle pas de démocratie. Si un seul film, Intouchables par exemple – et qu'on l'aime ou pas n'est pas la question - occupe tout l'espace et provoque dans une certaine mesure l'échec des autres films qui sortent en même temps, ça pose un problème. Plus encore, quand il est projeté dans plusieurs salles des multiplexes, ou que leurs exploitants déprogramment des séances d'autres films pour le mettre à leur place. Les réalisateurs ou les comédiens d'Intouchables n'y sont pour rien, mais ça s'apparente fortement à un abus de position dominante. Et ça a tendance a se reproduire ces dernières années. Le CNC peut se gargariser du nombre record d'entrées, mais ce n'est qu'un effet d'annonce qui masque le désastre en cours : ça va de mieux en mieux pour un petit nombre d'opérateurs mais de plus en plus mal pour les autres. En 2006, le Club des 13 mené par Pascale Ferran parlait déjà de bipolarisation entrainant l'effondrement des fameux "films du milieu". Ca s'est nettement aggravé depuis. Entendons-nous bien, il n'est pas question de mettre dos à dos, cinéma "commercial" et film d'auteur mais de faire comprendre que les deux ont grand interet à ce que la diversité persiste.Est-ce que la démarche d'une génération émergente de cinéastes, Djinn Carrénard et son Donoma en tête, n'est pas une alternative : faire des films en dehors du système mais en les accompagnant le plus loin possible vers le public ?On a l'air catastrophiste mais on peut aussi pointer du doigt ce qui va dans le système français : il est aujourd'hui beaucoup plus facile de faire des films que par le passé. Notamment grâce à des outils de plus en plus accessibles. Le rêve de la Nouvelle Vague, impossible à leur époque, celui de la caméra-stylo, l'est devenu aujourd'hui. Quelqu'un comme Alain Cavalier peut faire un film comme Le filmeur en étant le seul membre d'équipe technique. C'est un exemple un peu extrême, mais on peut aujourd'hui faire des films avec une équipe ultra réduite avec une bonne qualité technique surtout la possibilité de rencontrer son public. Il a été reproché à Eric Rohmer qui tournait selon ces méthodes de casser l'économie du cinéma. Il y a très bien répondu en demandant s'il valait mieux qu'il tourne dix films à deux millions de francs avec cinq personnes d'équipe, faisant donc travailler dix fois des techniciens mais aussi la filière de post-production, ou un seul film à vingt millions avec cinquante techniciens. Cette remarque est plus que jamais pertinente à une époque où ce sont les films à gros budgets qui mènent la danse en salle. Je pense que c'est une vraie chance de pouvoir faire des films comme Le filmeur ou Donoma aujourd'hui. Encore faut-il que ces films alternatifs puissent trouver un réseau de diffusion adéquat.Ce qui pose la question de la pertinence du réseau de salles Art & Essai dans son état actuel...La définition du classement Art & Essai, et donc des aides accordées aux salles et aux distributeurs, est à retravailler, c’est clair. Si on reste sur les critères actuels, six films français sur dix peuvent en bénéficier, ce qui parait un peu aberrant. Il y a un abus d'appellation. On pourrait imaginer beaucoup de pistes : pourquoi n'y a-t-il pas dans chaque multiplexe une salle dédiée à des films plus singuliers ? ou pourquoi ne pas interdire d'avoir un film sur plusieurs écrans dans un même complexe ? La vraie difficulté va être de trouver une vue d'ensemble qui engloberait les légitimes réflexes corporatistes des distributeurs et exploitants indépendants ou des circuits. Il ne peut donc pas y avoir une seule réponse qui mettrait tout le monde d'accord, mais plusieurs, qui se complètent, pour éviter cet effet d'entonnoir qui aboutit au siphonnage des entrées par une poignée de films.Vu les enjeux, et le déséquilibre entre le poids des circuits et celui des indépendants, cet accord risque d'être compliqué à trouver...Pas forcément: à ma grande surprise, lors d'une rencontre avec des étudiants de Paris 1, Alain Sussfeld (NDR: le directeur général d'UGC) s'est dit en faveur de la réglementation et il a assuré qu'il était conscient que la perennité de son groupe dépendait aussi de la persistance et la défense d'un cinéma d'auteur dans les salles. Pourquoi ne pas le prendre au mot ? Il serait caricatural de voir les gens à la tête des gros groupes comme des grands méchants au service de leur tiroir-caisse. Tant qu'ils restera un minimum d’amoureux du cinéma, et je crois que c'est le cas, il y aura des brèches possibles. A fortiori, quand la cohabitation entre le cinéma d'auteur et la rentabilité est à moyen terme possible. Mais ça ne fonctionnera qu’à une condition : qu'on établisse des règles qui soient équitables et valables pour tous. Et sur ce point, le grand absent c'est le CNC. Il ne tient pas le rôle de médiateur qu'il devrait. Pour l’instant il n’a apporté aucune réponse concrète aux nombreux points soulevés par le rapport du Club des 13, notamment sur la question de la diffusion des film. On est loin de la révolution copernicienne dont le cinéma français à besoin.Le CNC a pourtant pris à bras le corps le grand chantier de la mutation vers le numérique, censé incarner cette révolution...Mais est-ce que c'était une si bonne idée ? C'est comme si on lui demandait de dire si Internet est une bonne chose ou pas. Le numérique peut ouvrir sur le meilleur comme sur le pire. On ne peut pas lutter contre l'innovation technique, mais il faut savoir utiliser l’outil à bon escient. Aujourd'hui, le numérique favorise la déprogrammation des films en salles : les clés digitales des DCP (NDR: disques durs remplaçant à une vitesse grand V les projections en copies dans les salles) sont fermées par les distributeurs qui peuvent contrôler les lieux où leurs films sont projetés. Ca modifie concrètement le système en cours. Jusque là, et c'était déjà très violent, un film avait cinq jours, entre sa sortie un mercredi et la nouvelle programmation des salles le lundi suivant, pour faire des entrées. Aujourd'hui, on voit de plus en plus en plus de films qui, s'ils ne font pas des chiffres satisfaisants, sont déprogrammés en multiplexes dès le vendredi, d'autres films plus performants récupérant leurs séances. Pourquoi ne légifère-t-on pas sur un temps minimum d'exploitation afin de donner un minimum de chances  à un film ? C'est ce type de vide qui amènera forcément à définir ce qui doit sortir en salle ou pas, en fonction non pas des qualités du film mais de sa force de frappe en terme de marketing ou de potentiel commercial. Ce qui serait une absurdité totale, dans la mesure où personne ne peut prédire pourquoi les gens vont aller voir ou non un film. Vouloir sortir des films selon une logique de casino n'est pas viable car le cinéma n'est pas une science exacte.Recueilli par Alex MassonFrédéric Sojcher vient de sortir la réédition du Manifeste du cinéaste (Ed. Klincksieck)