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Montrer, ne pas montrer, dire ou ne pas dire, filmer ou ne pas filmer. Tourner sept fois sa caméra dans sa caboche avant de dire « action ! », Jonathan Glazer connaissait tous les pièges et il n’est de toute façon pas cinéaste à se jeter à l’abordage sans réfléchir. Quatre longs-métrages en vingt-trois ans, trois sur les vingt dernières années, un par décennie (Birth en 2004, Under the Skin en 2013, La Zone d’intérêt en 2023/24), ces longues absences pèsent à chaque fois sur le niveau d’attente et la hauteur de sa réputation, qui s’élèvent de manière presque déraisonnable le poussant à revenir chaque fois avec une proposition radicale, impossible, presque folle. Un enfant qui se dit la réincarnation d’un homme et réclame sa place de droit dans le lit de son épouse (Birth). Un E.T prédateur féminin sous la peau de Scarlett Johannson, transformée à son tour par son genre en victime d’agression sexuelle (Under the Skin). La vie bucolique de la famille de Rudolph Höss, commandant et directeur des opérations à Auschwitz (La Zone d’intérêt). Outre que l’on est déjà curieux de savoir quel saut de l’ange esthético-provocateur le réalisateur britannique proposera en 2033, il faut noter le devenir expérimental de son travail. Après les visions surnaturalistes de Under the Skin, voici le dispositif de La Zone d’intérêt: la maison des Nazis truffée de caméras haute-déf qui permettent un petit théâtre de l’horreur (en principe) non dite, l’atrocité morale passant sans heurt de la cour au salon, du rez-de-chaussée à l’étage, de la cuisine au jardin, du vestibule à la cave, chacun vacant à ses occupations domestiques tandis que l’usine de mort tourne à flux tendus à quelques dizaines de mètres de là.
Le théorème du film, c’est la présence perpétuelle, obsédante de la machine génocidaire, aux moments les plus intimes, tendres et (en apparence) anodins, quand on raconte des histoires aux enfants avant de dormir (Hansel et Gretel et sa sorcière mise au four), quand on prend le thé avec des amis (« oh qu’ils sont jolis vos napperons »), quand on passe à table pour dîner (« ferme la fenêtre, mon chéri, il fait frisquet ce soir », tandis que des hurlements atroces se font entendre), quand les enfants jouent aux osselets (des dents prélevées sur des cadavres) ou qu’ils vont pique-niquer près de la rivière (pas de spoiler ici). L’effort de reconstitution est maniaque (lieu de tournage, objets de déco, ustensiles du quotidien), la précision technique (cadre, continuité des séquences malgré les coupes, grâce au dispositif de caméras simultanées, certaines cachées) absolue. Pourtant, Glazer se prend les pieds dans ses jolis tapis d’escaliers. L’enjeu était de s’inscrire dans l’histoire de la (non) représentation des camps de la mort, pour dire qu’en matière de Shoah, le hors champ est aussi insoutenable voire, en ce qui concerne les protagonistes eux-mêmes, encore plus odieux, eux qui font comme si l’horreur n’était pas juste là, à portée de bruit, d’odeur et de conscience. Sauf que le cinéaste ne laisse rien hors champ, justement. Ni le sang (à nettoyer sur les bottes du Nazi), ni les restes humains (une demi-douzaine de séquences), ni les fourrures à voler, ni les filles à violer, ni la fumée rougeoyante du four crématoire, ni les postures de SS de cinéma, joués comme dans un nazisploitation de base (bretelles baissées, ventre en avant, menton haut, rictus de super-vilain). Le film s’accable lui-même d’une double peine : à la fois scolaire (les manuels du hors champ, de l’infilmable et de la banalité du mal récités par cœur) mais contredisant maladroitement sa propre doxa théorique en alignant les effets de sens, de rime et de choc, comme on checke une liste de courses au supermarché.