- Fluctuat
D'abord les tralalas très aigus d'une chanson rigolote sur le fond noir du générique. Derrière l'écran sombre, le film se prépare, la tension naît, comme au théâtre, les comédiens vont bientôt entrer en scène.
Première image : ce n'est pas encore l'heure du lever de rideaux. Les ouvreurs en livrée sillonnent les allées bleues du théâtre et vérifient la propreté de chaque siège. L'immensité vide des spectateurs potentiels s'étale devant nous. Implacable, elle parle déjà des futurs bravos et des futurs tollés. La salle qui a vécu mille passions retrouve comme chaque soir une propreté virginale dans le calme absolu du cérémonial.Après la préparation tranquille, l'urgence. La caméra saisit subitement un visage en gros plan, suit ce corps lourd et transpirant qui demande impérativement à être conduit au théâtre. Pour y paraître ? Pour y voir ? Pour y rêver ? Non pour y vivre. Le grabataire est le chef d'orchestre compositeur qui maniera la baguette pour l'opérette de ce soir. Arrivé tant bien que mal en haut de son estrade, il a perdu le regard vitreux du grand malade. Dans ses yeux se lisent la joie des notes et du rythme qui coule de source, l'extrême attention aux comédiens, à la mécanique du spectacle, les enchaînements et les changements de tableaux provenant des coulisses, le tout menant aux bravissimo d'une foule finalement conquise.
Nous sommes au Savoy, à Londres, à la fin du XIXème. Gilbert auteur dramatique au sens propre du terme et Sullivan, musicien de renom, divertissent la bonne société victorienne sans connaître aucun échec à ce jour. Sous la direction du théâtre, ils emploient une troupe formée de comédiens habitués à une certaine routine, jusqu'à ce que tous rencontrent l'échec, l'accueil mitigé et les critiques peu élogieuses Poursuivant son travail de réalisme cinématographique, Mike Leigh choisit de mettre en scène un sujet qui semble assez loin de ses préoccupations habituelles. Le film est en costumes, ponctué de danses et de chansons, ce qui en ferait presque un film musical. Pourtant le savoir-faire et l'écriture du réalisateur révèle bientôt les failles d'une histoire aux aspérités flagrantes et les questions fusent tout à coup. Toujours en représentation, les protagonistes du film sont sous l'oeil de la caméra, de la réplique qui les regarde et du spectateur. Sous les masques, faces cachées et faces déguisées trahissent les préoccupations réelles des personnages. Le musicien veut écrire un opéra ; le dramaturge est taraudé par le chef d'oeuvre et en oublie sa femme et sa famille ; les acteurs, tous à leur narcissisme, cherchent par exemple à se prouver leur existence en jouant d'artifice et de prétention. Au coeur de cette humanité peu glorieuse, la dévotion à l'entreprise du spectacle est montrée avec beaucoup de tendresse. Mais en faisant abstraction des feux de la rampe, on perce l'effrayante banalité d'une vie au service des strass, lovée dans la prétention et le ridicule.
Mike Leigh aurait choisi d'ancrer cette même réflexion sur le processus de créatif dans un univers de paillettes plus contemporain, il n'aurait pu arriver à dénoncer l'apparat de façon si flagrante. Là il parvient à mettre en scène, sans condescendance ni fausse admiration, un moment de l'histoire culturelle victorienne, tout en portraiturant les diverses instances créatives de la scène.Bien que la construction scénaristique soit un peu massive et que la fin soit un peu longue, on sortira vivifié de ce film, non dépourvu d'humour, en sautillant sur les notes aigues qui continueront de nous trotter dans la tête.Topsy-Turvy
De Mike Leigh
Avec Jim Broadbent, Allan Corduner, Timothy Spall
Etats Unis / Royaume Unis, 1999, 2h39.
Topsy Turvy