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C’est un fait divers qui a défrayé la chronique en Tunisie voilà quelques années. Olfa, mère célibataire de quatre filles, a vu un jour ses deux aînées disparaître soudainement. "Elles ont été dévorées par le loup", apprend-on, aussi mystérieusement que pudiquement, dans les premières minutes de ce film que Kaouther Ben Hania (nommée à l’Oscar du film étranger 2021 avec L’homme qui a vendu sa peau) a eu envie de consacrer à cette histoire ou plus précisément à cette famille singulière, riche en contradictions, porteuse en son sein d’autant d’amour que de violence.
Et à famille hors normes, traitement cinématographique pas comme les autres. Un documentaire certes nourri par les confidences d’Olfa et de ses deux filles les plus jeunes mais à l’intérieur duquel deux comédiennes incarnent les sœurs disparues et une troisième, Hend Sabri (Noura rêve) interprète Olfa lors de certaines reconstitutions trop lourdes émotionnellement à (re) vivre pour elle. Un projet hybride, aussi éminemment casse- gueule que sacrément ambitieux, à mille lieux d’un banal docu-fiction, dont les coulisses du tournage, les fameuses behind the scenes en disent tout autant que les mots et les regards face caméra.
Dans un tel projet, le risque est évidemment grand que le concept écrase tout. Dès les premières minutes, on comprend ici qu’il n’en sera rien. Que cette forme singulière épouse à l’inverse au plus près son sujet et celles qui le composent. A commencer par cette mère qui en élevant seule ses filles avec l’angoisse qu’elles deviennent prostituées les a entourées d’un amour certes absolu mais si possessif qu’il flirte plus souvent qu’à son tour avec une certaine violence morale. Par ces hommes qui traversent sa vie (interprété par un seul acteur, géniale idée qui témoigne du côté interchangeable de ceux-ci) et les violences bien physiques, elles, que certains ont fait subir à ses enfants dans le secret d’une chambre. Ce qui se dit, ce qui se raconte brise le cœur mais c’est le dispositif qui, en créant une certaine distance sans abîmer la parole, rend ces confessions, ces échanges supportables aux spectateurs que nous sommes. Qui permet de mêler larmes et éclats de rire sans que rien ne paraisse déplacé, hors sujet. La force de ce qui se joue à l’écran est telle qu’on en oublie même presque un temps le centre de ce qui s’y joue – pourquoi les deux sœurs ont disparu – tant Les Filles d’Olfa, à travers le cas particulier de cette mère et de ses quatre filles, embrasse l’histoire d’un pays tout entier, la Tunisie, de la dictature de Ben Ali au Printemps Arabe en passant par la montée en puissance de Daech. Et à l’image de son procédé formel, confidences intimes et portait politique et sociétal ne font qu’un, liés dans la tragédie qui a frappé Olfa et les siennes, dans le sort de ces sœurs – qu’on ne vous spoilera évidemment pas – mais qui laisse KO et déchiré d’émotions quand on apprend ce qui s’est passé.
Avec Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Henia célèbre la libération de la parole comme moyen de pouvoir continuer à vivre et de se reconstruire bien sûr mais aussi de creuser des sujets qui font la une des journaux – le port du voile, la radicalisation islamique… – en mettant des mots sur les maux, en allant au bout du bout de la réalité au lieu de ressasser en boucle les mêmes fumeux concepts théoriques. C’est beau, c’est puissant, c’est bouleversant. Pour ses premiers pas dans la compétition cannoise, Kaouther Ben Henia a visé juste et frappé fort. On pourra regretter que le jury de Ruben Östlund n’y est pas été sensible, en faisant le grand absent de la Palmarès. Mais celui de l’Oeil d’Or, en le consacrant meilleur documentaire du festival, toutes sections confondues, a su se hisser à sa hauteur. Sur les cimes.