- Fluctuat
Le titre sonne bien. Trouble tous les jours. Comme le mécanisme quotidien d'une horloge qui se détraque sans prévenir. L'ambition : se concentrer sur l'animal triste post coïtum. Une équipe technique digne des plus belles promesses, un casting à la hauteur, voilà qui donne l'eau à la bouche
L'image est séduisante, elle s'impose par son âpre sobriété. Claire Denis pose sa caméra et embrasse le champ tel une Turner du cinéma. Précise et floue, elle montre l'intérieur et l'extérieur des personnages.C'est bien de ce conflit que semble vouloir traiter le film. Entre amour passionnel et amour cannibale la limite est ténue. Un suçon sur la peau, une morsure pas trop profonde, l'amour à mort, la "dévoration" de la chair désirée jusqu'à son paroxysme. Là est le vrai sujet, esquissé, esquivé, mais obnubilant : Coré, une femme très belle et très désirée, mange les hommes avec lesquels elle fait l'amour. Les images frôlent l'insoutenable, on respire, on regarde les yeux écarquillés à la recherche d'une réponse. L'erreur de Claire Denis est de nous en avoir donné une.Son personnage principal agit sous l'emprise d'une maladie contractée à la suite d'on ne sait quelle expérience génétique sur le cerveau, expérience maudite car dévoyée par le pouvoir de l'argent américain - forcément américain et provenant forcément d'une pharmacie aux accents de multinationale.Dénoncer. Claire Denis nous a donné l'habitude de la saine revendication, il est dommage qu'ici elle ne s'en démarque pas. Sans ce propos politique sous-jacent, en se concentrant autour de ses personnages cannibales, les scénaristes auraient davantage traité ce qui semblait être le vrai sujet du film. Comprendre ces mélanges entre l'amour, le désir de l'autre au point de le manger. Appréhender l'anthropophagie dans nos sociétés modernes autrement que par le biais de l'éternel sérial-killer, voilà ce qu'on pouvait attendre. Au-lieu de quoi, du rouge dégoulinant pour signifier la chair mangée, des cris rauques pour exposer la douleur, les râles de plaisir pour figurer la folie et l'enfermement des coïts meurtriers. Les auteurs semblent s'être parfois laissé aller à une certaine restriction, comme si sourdement ils respectaient des tabous tant visuels que scénaristiques.Pas de mystère psychologisant, ce loup-garou de nos sociétés modernes n'est pas le fruit d'une douloureuse schizophrénie mais d'un OGM vendu à bas prix. Certain apprécieront d'échapper à l'éternelle optique Freudienne, d'autres, dont je suis, regrettons de voir une réalisatrice de cette trempe s'éloigner de son sujet sous des prétextes aussi fallacieux.Pourtant de nombreuses brèches intéressantes trahissent avec impudence le chef-d'oeuvre manqué. Car surmontant l'abjection, la surprise et l'horreur, Claire Denis nous pose encore la question du regard.Cette confrontation du médical scientifique le plus froid et du corps mordu par exemple, souligne une de nos contradictions intimes dérangeantes qui aurait pu être accentuée. Face à ces images, nous prenons conscience que ce docteur découpant une cervelle humaine en tranche pour mieux l'examiner au microscope nous fait à peine réagir, alors que les morsures éparses sur le corps d'un amant malheureux, la bouche sanguinolente de Béatrice Dalle ont manqué de nous faire vomir. Comme dans La Sentinelle de Despleschin : quand Emmanuel Salinger analyse une tête humaine dans son laboratoire elle est une énigme, quand il la trouve dans le fond de sa valise, c'est une menace.Dans Beau Travail, l'enveloppe parfaite des corps s'offrant d'abord à l'image, se transformait bientôt sous nos yeux par les égarements internes qui la conduisaient. Ici aussi : c'est parce qu'on se concentre sur le personnage de Béatrice Dalle qu'on apprend qu'il est monstrueux. Il n'y a pas de transformation mais une découverte progressive d'une singularité qui se révèle de plus en plus horrible. Notamment grâce au personnage interprété par Vincent Gallo qui devient progressivement malade. En s'interrogeant sur le processus d'évolution de cette maladie, il nous conduit peu à peu au coeur d'une histoire dont on déplore l'aspect "polar".On regrette ici quelques plans trop visiblement truqués et d'autres où la chair est un peu trop dissimulée. Là, une béance dans la chair soudainement flasque assez grande pour qu'un doigt puisse l'exciter, ailleurs du rouge plein la bouche comme si l'enveloppe corporelle n'était qu'une poche pleine de jus de framboise.Il n'est pas question que l'horrible spectacle de la morsure ("mort sûre") sanglante trouve une grâce morbide à nos yeux de vautours, mais - et ce justement parce qu'il nous parle de chair - il faut qu'il n'ait pas trait au spectaculaire. Montrer sans exhiber ou séduire parce qu'il s'agit d'horreur et d'intimité corporelle, voilà où était le vrai défi. Parce qu'il le pose, parce qu'il a un véritable propos cinématographique, Trouble Every Day est un film à ne pas manquer.Trouble every day
De Claire Denis
Avec Vincent Gallo, Tricia Vessey, Béatrice Dalle
France, 2001, 1h40.