Enquête peuplée d’androïdes et de tueurs cyber-augmentés, Mars Express remet la SF « dure » au goût du jour. Une petite bombe entre la Terre et la planète rouge, dont le réalisateur Jérémie Périn et le coscénariste Laurent Sarfati nous livrent les secrets de fabrication.
Mise à jour du 8 mai 2024 : Le film d'animation français Mars Express est désormais disponible en VOD. Lors de sa sortie au cinéma, nous avions rencontré les créateurs de ce petit bijou de SF adulte à voir absolument.
Article du 23 novembre 2023 : Entre 2016 et 2022, Jérémie Périn et Laurent Sarfati frappaient un grand coup avec la série Lastman. Trente-deux épisodes qui laissaient entrevoir une petite révolution au sein de l’animation pour adultes française, à la fois violente, sombre, crue et souvent drôle. Une sorte de japanimation made in France, dont on retrouve l’esprit et la patte graphique dans Mars Express. L’histoire se déroule en l’an 2200 : la planète rouge a été colonisée par l’humanité et on y suit l’enquête d’une détective privée alcoolique et de son partenaire androïde entre la Terre et Mars, à la recherche d’une étudiante en cybernétique disparue.
Le film, présenté à la fois aux festivals de Cannes et d’Annecy (un bon indice sur sa nature mutante), s’inscrit dans le genre déserté de la hard SF, une science-fiction aussi vraisemblable que possible. « Les films de genre français mis en avant le sont encore sous un angle très auteurisant, avec une petite honte de leur vraie nature », juge le réalisateur Jérémy Périn. Rien de ça dans Mars Express, porté par une envie « d’espace », « de bastons », « d’effets de mise en scène un peu risqués » et « d’enfoncer d’autres portes après Lastman ». Périn et son coscénariste Laurent Sarfati racontent à Première comment ils ont ranimé tout un pan de la SF jusqu’ici endormi.
En prenant la science comme fil d'Ariane
Mars Express impose un univers scientifiquement plausible, même quand il s’agit de coloniser la planète rouge.
Jérémie Périn : Dès le scénario s’est posée la question de la vraisemblance du film. Le but était de faire de la SF qui n’ait pas l’air « magique ». C’est ce qui nous manquait en tant que spectateurs. Il était très important d’établir strictement les règles du jeu, le fonctionnement de cet univers : socialement, économiquement et donc scientifiquement. On a notamment rencontré Sylvain Bouley, un planétologue spécialiste de Mars. Nous lui avons demandé où il développerait une colonie sur cette planète. Il ne s’était jamais posé la question! Il nous a guidés vers Noctis Labyrinthus, un réseau de canyons gigantesques. Si l’humanité devait placer un dôme sur Mars, ce serait ici : les murs sont déjà là, il n’y a plus qu’à poser le plafond. (Rires.) Partant de là, on a tiré un fil logique : s’il y a un plafond de verre, alors on ne va pas faire d’immeubles en hauteur. D’où cette ville étendue, horizontale, qui ressemble à Los Angeles.
Laurent Sarfati : La référence à L.A. était aussi l’opportunité de développer un sentiment de nostalgie alorsqu’on est dans le futur : le film se déroule après une période équivalente à l’Ouest sauvage pour la conquête des États-Unis. Sur Terre, Los Angeles était la fin de la traversée de l’Amérique d’est en ouest. En 2200, sur Mars, le moment de l’aventure est aussi derrière nous.Tout le monde est déjà dans le confort.
JP : Il y a un aspect exploration terminale. Les autres planètes sont trop loin pour l’humanité, inaccessibles. C’est la fin du western, la dernière frontière est atteinte. Et maintenant, on fait quoi?
En réfléchissant à son style
Si Lastman était un choc esthétique, Mars Express va encore plus loin dans le mélange entre japanimation et réalisme saillant.
JP : Je me suis beaucoup posé la question du graphisme comme vecteur d’émotions. L’animation, contrairement à la prise de vues réelles, c’est l’infinie possibilité du design. Et le dessin réaliste a l’énorme avantage de sup-porter toutes les ruptures de ton, qui sont légion dans Mars Express. Je cherchais aussi un moyen d’accentuer le rapport au scénario, ce qui allait de pair avec une esthétique réaliste : un dessin simple, élégant et sans fioritures. Photoréaliste mais pas décalqué non plus. Si on était partis sur quelque chose de plus « cartoon », le film aurait été totalement autre.
En doublant à la française
Entendre les voix de Léa Drucker ou Mathieu Amalric dans un film de science-fiction est déjà un voyage en soi. Une dissonance cognitive évidemment très réfléchie.
LS : On a travaillé en création de voix, c’est-à-dire que les acteurs n’avaient que le texte au moment d’enregistrer. Ensuite, à partir de leurs voix, Jérémy et ses équipes ont imaginé les animations des personnages, leurs corps, leurs visages et leurs expressions.
JP : J’aime être surpris par les comédiens. Ils arrivent avec leurs bagages et leurs habitudes de jeu –parfois très éloignées – et tout se mélange. Je trouve ça particulièrement intéressant quand ce sont des acteurs qui jouent comme à leur habitude face à une caméra. On fait le tri au moment du montage, avec l’animatique qui contient les voix enregistrées. En fonction du rythme, des images... Quels rebonds, quelles dynamiques veut-on? On s’appuie aussi sur les silences ou les intonations décalées par rapport aux situations, ce qui donne des moments de suspension un peu bizarres. Je trouve que ça fait vivre les personnages intérieurement.
LS : Cette dissonance entre le graphisme et les voix de doublage dont vous parlez, nous l’avions déjà expérimentée avec un certain succès sur Lastman. Je crois que c’est aussi une façon de définir un univers.
JP : Et ça permet d’apporter de l’humour. J’ai un peu de mal avec les films qui se prennent trop au sérieux tout le temps.
LS : Mais ce n’est pas second degré. Il n’y a pas de clins d’œil, de connivence qui mettrait le public à distance.
En renouvelant l'imagerie
S’attaquer à la SF spatiale, c’est risquer de reproduire des designs déjà éprouvés. Mars Express tente d’éviter l’écueil.
JP : La volonté de vraisemblance que j’évoquais tout à l’heure s’est logiquement étendue aux véhicules du film, dont le fonctionnement devait a minima être plausible. Impossible de tout réinventer en matière de design, mais on a essayé de sortir des sentiers battus. Par exemple, on a refusé la pro-pulsion par réacteur comme on en voit tout le temps. En fouillant un peu, on a découvert un système de satellites qui envoie un laser sur des panneaux réflecteurs. Dans la réalité, c’est encore balbutiant, mais on s’accorde la licence poétique : dans le futur, c’est une technologie fonctionnelle. (Rires.) En tout cas, cela permet de renouveler un peu l’imagerie de ce type de voyages spatiaux. Pour la voiture empruntée par Aline et Carlos, les héros de Mars Express, on a carrément demandé à des designers automobiles de la créer. On a réfléchi avec eux à ses options et à la façon dont elle fonctionnerait, de la manière la plus réaliste possible. Dans le film, elle est simplifiée parle dessin, mais elle a été modélisée en 3D de la carlingue jusqu’aux roues.
En repensant le robot
De Blade Runner à Ghost in the Shell, la figure de l’androïde semble avoir été usée par des années de cinéma SF. À moins que...
LS : Une des fondations du film vient d’un constat simple : nous avons de plus en plus de problèmes à différencier la réalité de la fiction. Les frontières entre le naturel et l’artificiel deviennent poreuses et c’est ce sujet qu’on a voulu traiter. Les humains sont de plus en plus déshumanisés et les robots de plus en plus sensibles.
JP : Il y a aussi une volonté de décentrer l’anthropomorphisme que le genre entretient avec les machines. Souvent, dans la science-fiction, les humains sont le cœur de l’histoire. Et c’est d’autant plus vrai quand il s’agit d’extraterrestres, évidemment toujours fascinés par les hommes en tant qu’espèce. (Rires.) Mais c’est la même chose avec les robots qui veulent devenir des humains, de purs Pinocchios. Or, on a une autre proposition : il n’y a pas de hiérarchie. Ce qui n’empêche pas une éventuelle collaboration mais...
LS :... Nous sommes des animaux à la base, ce que ne sont pas les robots. Ils sont autre chose. Sensibles, certes, mais pas humains.
En assumant ses influences
Très conscient d’être l’héritier de nombreuses œuvres qui ont mené à sa création, Mars Express parvient cependant à trouver sa singularité sans se faire écraser par ses références.
JP : Ah, Mars Express vous a fait penser à Satoshi Kon (Perfect Blue, Paprika) ? Amusant, car j’aime ce qu’il faisait même si ce n’est pas une énorme référence pour moi... Je suis plus influencé par Mamoru Oshii (Ghost in the Shell, Patlabor), mais ce sont des artistes de la même famille. Notre vrai point de connexion avec eux - outre l’école Métal hurlant, qui a elle-même infusé au Japon et aux États-Unis -, c’est l’alliance d’une esthétique marquée avec la volonté de faire un cinéma plus large que l’animation. Graphiquement, j’essaie de trouver des voies moins empruntées, mais on n’échappe jamais aux influences extérieures. C’est normal. D’autant plus que la SF est un genre qui répond à des codes. Même sur le scénario, on se questionnait : « Attention, cette scène fait trop penser à ceci ou cela... »
LS : J’ai moins de scrupules que toi ! (Rires.) Disons que les films auxquels nous faisons référence – bien malgré nous, je le précise –, on les aime. On est imprégnés d’un certain cinéma japonais et américain des années 80-90. Quand ils sont sortis, ces films eux-mêmes faisaient référence à d’autres films. Ce n’est que ça la création : se mettre sur les épaules du précédent.
JP : Et puis il ne faut pas se flageller : dans une scène de Mars Express, il y a une référence claire à Terminator 2. La vérité, c’est que je n’ai pas réussi à trouver de meilleure idée. Bon, tant pis, je la garde ! Par contre, j’applique le concept à une humaine et pas à un robot. Ce qui la déshumanise totalement et la rend plus robotique que les androïdes à ses côtés. C’était une manière d’utiliser cette référence à mon avantage, de clarifier le point de vue que j’ai sur ce personnage.
En faisant confiance au spectateur
Jamais explicatif sur sa technologie ou le passé de ses personnages, le film refuse de prendre le public par la main. Pas besoin de guide : tout est là, sous vos yeux.
JP : J’ai fait en sorte de réduire au maximum les expositions dialoguées. Pourune raison pragmatique : il me semblerait ridicule que les personnages racontent leur propre histoire à leurs amis. La solution pour faire comprendre les choses est de les expliquer en plusieurs fois, avec des indices disséminés un peu partout dans le film. Et le pari, c’est que le spectateur reconstitue les pièces du puzzle. L’explication textuelle m’ennuie au cinéma, je voulais quelque chose de plus sensoriel, qui repose essentiellement sur le son et l’image.
LS : Le cinéma comme les séries ont de moins en moins confiance en leurs spectateurs. Ils leur laissent peu de marge de liberté pour interpréter ce qu’ils voient. Ça me donne l’impression d’être pris pour un idiot : dès qu’il y a le moindre doute sur un personnage, on va t’expliquer ce que tu es en train de voir. C’est tout ce qu’on a voulu éviter.
Mars Express, de Jérémie Périn, avec les voix de Léa Drucker, Mathieu Amalric, Daniel Njo Lobé... Actuellement au cinéma.
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