Songs for Drella
MUBI

Le réalisateur Ed Lachman nous raconte le tournage et la résurrection de Songs for Drella, filmé à New York en 1989.

1989, branle-bas de combat chez les fans du Velvet Underground : les frères rivaux Lou Reed et John Cale, en froid depuis le début des années 70, enterrent enfin la hache de guerre. Leur groupe est dissous depuis longtemps, les rancœurs sont tenaces, mais la paix a été conclue lors de l’enterrement d’Andy Warhol, en avril 1987. La mort de leur ancien mentor et manager les a ébranlés au point qu’ils ont élaboré ensemble l’album-hommage Songs for Drella – Drella était le surnom de Warhol, une contraction de Dracula et Cinderella (Cendrillon). En prélude de la sortie du disque, les chansons sont dévoilées sur scène, à New York. Ed Lachman, qui n’était alors pas encore le chef opérateur de Todd Haynes (Loin du paradis, I’m not there, Carol…) ou du Virgin Suicides de Sofia Coppola, mais qui avait déjà travaillé avec Wim Wenders (Tokyo-Ga) et Madonna (Recherche Susan désespérément), est dépêché pour filmer l’événement.

Diffusée à l’époque sur Channel 4, éditée ensuite en VHS et LaserDisc, cette commémoration minimaliste avait depuis disparu des radars. Elle ressurgit aujourd’hui sur MUBI alors que le spectre d’Andy Warhol est partout ces jours-ci, des scènes de théâtre (Paul Bettany interprète actuellement le pape du pop art dans la pièce The Collaboration, à Londres) à Netflix (la docu-série Le Journal d’Andy Warhol, produite par Ryan Murphy), en passant par les salles d’enchères (l’un de ses portraits de Marilyn Monroe vient d’être vendu 195 millions de dollars chez Christie’s). En visite à Paris, Ed Lachman nous raconte la captation de ces concerts historiques où John Cale, attitude de romantique exalté, et Lou Reed, look de bibliothécaire patibulaire, évoquent en chansons leur ami disparu. Entre eux, les musiciens échangent des regards durs comme le métal : ceux de deux professionnels immergés dans leur art, donnant l’impression de lutter pour ne pas être engloutis par les ténèbres alentour.

Première : Comment vous êtes-vous retrouvé à filmer les retrouvailles de Lou Reed et John Cale ?

Ed Lachman : Je venais de collaborer à un film collectif au bénéfice de la lutte contre le Sida, Red Hot and Blue, auquel avaient aussi participé Wim Wenders, Neil Jordan, Jim Jarmusch… Le film avait eu de bonnes critiques et c’est suite à cela qu’on m’a proposé de filmer le concert-hommage Songs for Drella, que John et Lou interprétaient à la Brooklyn Academy of Music, après l’avoir joué à l’église Saint-Anne de Brooklyn quelques mois plus tôt. Il se trouve que j’avais déjà filmé Lou Reed, près de vingt ans avant, pour une vidéo promo de son album Berlin.

Il y avait donc un pacte de confiance entre vous ?

Pas du tout ! A l’époque, alors que j’étais en train d’installer mon matériel, il avait débarqué et balancé un coup de pied dans le trépied de la caméra. Il avait ensuite hurlé quelque chose du style : "Sois libre ! Sois comme Andy !". Je n’avais pas très bien compris ce qu’il voulait dire par là… J’essayais surtout de sauver ma caméra, qui avait manqué s’exploser sur le sol. Quand je lui ai raconté cette anecdote, en 1989, il m’a dit en souriant : « Je ne me rappelle pas grand-chose de cette époque-là ».

Lui et John Cale avaient des idées arrêtées sur la façon de filmer le concert ?

Lou m’a simplement dit : "Je ne veux pas de caméra entre le public et moi. En fait, je ne veux même pas une caméra dans mon champ de vision." Bon, OK. Ça posait le problème suivant : comment filmer un concert sans caméra ? J’ai réfléchi et je leur ai demandé s’ils me laisseraient filmer les répétitions.

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Ce qu’on voit, ce sont donc les répétitions, pas le "vrai" concert ?

Un mélange des deux, en fait. Pendant les répétitions, ils étaient déjà dans leurs tenues de scène. La mise en scène minimaliste allait très bien à la musique. John et Lou sont enveloppés par le noir autour d'eux. Il y a quelques projections sur un écran. L’absence de public renforce le sentiment d’intimité et fait que le point de vue de la caméra n’est pas celui du public, mais celui des musiciens.

C’est presque un film sur la relation entre John Cale et Lou Reed… 

Oui, c’est vraiment un film intime, sur eux, sur leur relation, et sur leur relation à Andy. Il y a toute une progression, depuis Smalltown, sur la jeunesse d’Andy, jusqu’à Hello It’s Me, où Lou exprime ses regrets. C’est un éloge funèbre, un hommage, mais aussi un confessionnal. De nombreuses paroles de chansons proviennent directement du Journal d’Andy, Lou est très honnête vis-à-vis de ses sentiments. Tout du long, on sent la présence d’Andy. Les gens ont souvent décrit Warhol comme un voyeur, mais pour moi c’est surtout quelqu’un qui vivait à travers les autres. Il y avait une part de timidité en lui. Le film exprime cela, j’ai l’impression. Andy est là, on sent sa présence, et il continue d’influencer John et Lou.

Dans le New York de l’époque, la réconciliation publique de Lou Reed et John Cale, c’était un événement culturel majeur, non ?

Oui, et même aujourd’hui, rétrospectivement. Ils ont rejoué ensemble à la Fondation Cartier, puis au Rock and Roll Hall of Fame, ils ont brièvement reformé le Velvet Underground, mais ils n’ont plus jamais créé de musique ensemble après ça. C’était la dernière fois.

Le film avait été édité au début des années 90 en VHS et LaserDisc, mais avait disparu de la circulation depuis…

Oui. Le LaserDisc n’était pas de très bonne qualité. J’ai longtemps voulu l’éditer en DVD mais ça n’avait pas l’air d’intéresser grand-monde, et les bandes avaient de toute façon disparu dans la nature. J’ai commencé à y repenser en travaillant avec Todd (Haynes) sur son documentaire The Velvet Underground. J’ai frappé aux portes de Channel 4, de tout un tas de boîtes de production qui avaient fermé depuis, avant de me souvenir que j’avais dans mon loft new-yorkais des vieilles boites que m’avait envoyées un laboratoire de développement il y a quelques années, au moment où ils avaient mis la clé sous la porte. Le film était là, à 30 mètres de mon lit ! Je n’avais que les images, mais Warner a ensuite pu retrouver le mix original, et un afficionado du Velvet s’est ensuite chargé de la restauration du son. Avec le transfert 4K, c’est la version idéale du film. Le New York Film Festival l’a montré avec The Velvet Underground, puis Mubi l’a acheté au festival de Telluride et, depuis, le film vit sa vie.

Songs for Drella, d’Ed Lachman, sur MUBI.